A l’heure où j’écris les premières de ces lignes, Skol est en train de contourner par petites étapes la pointe de Bretagne pour rejoindre son nouveau port d’attache et d’attachement. Marc, son nouveau propriétaire, m’informe de sa progression par texto à chaque escale et je suis ainsi ses petites et grandes joies. Les dauphins, la marche du bateau. Les mésaventures également, car l’équipage, auquel il a pourtant été dûment présenté comme mon successeur, semble s’amuser à le tester. En réalité, un seul membre de l’équipage a vraiment fait une mauvaise blague, pour le moment : Yann, le moteur, dont une poulie s’est mise à ne plus bien tourner à l’approche des récifs de l’entrée d’Audierne. Bigre, sacrée émotion ! Mais comme d’habitude, Yann a eu la grâce de ne défaillir qu'en laissant assez de marge de manœuvre à son skipper. (1)
Sinon j’ai cru comprendre qu’ils font bien connaissance, lui et toute la bande, hormis Barkaï, le régulateur, qui reste encore en attente qu’on le sollicite. Je comprends bien, le nouveau marin de Skol n’a jamais pratiqué ce type de pilotage sur ses bateaux précédents, et nous n’avons pas fait de sortie en mer pour que je lui montre les réglages en action ! Quand il s’y mettra, ça sera que du bonheur...
Ce bateau est incroyablement aimable et aimant.(2) Marc l’ignorait, mais son amour pour Skol avant même la rencontre physique - c’est ainsi qu’il s’est présenté à moi en réponse à la petite annonce : « je suis en amour avec votre bateau » - et la persistance de cet amour dans l’examen des plaies et bosses superficielles de mon cher bateau m’ont réjoui le cœur. « je referai les vernis amoureusement » . « j’aime qu’il ait déjà eu plein d’aventures et que ça se voie » . Il fallait cet enthousiasme pour que je le transmette à quelqu’un d’autre qu’un membre de ma famille ou à une meuf. Et puis il m'a touchée quand je l’ai vu pour la première fois passer le portail du chantier et s’approcher en boitant. J’ai eu un doute. Jusqu'à ce qu'il commence à bouger sur le pont. Là j’ai compris que c’était parfaitement jouable. Ils iront bien ensemble, me suis-je dit.
Alors les choses se sont faites. Dès la première visite, bien que Skol soit encore au sec, Marc souhaite un engagement, un compromis de vente. Il est en train de vendre sa maison et veut être sûr que Skol sera son prochain domicile. A partir de là, engagés mutuellement, nous compagnonnons dans les préparatifs de mise à l’eau. Sablage et traitement des œuvres vives, rénovation de l’arbre d’hélice, soins au safran, soudures aux chandeliers, tri du matériel ; petit à petit, les décisions sont prises par le nouveau. Et on discute beaucoup. Histoires de mer et histoires de vie.
Pendant les quelques semaines sur lesquelles ces petits travaux s’étalent, d’autres acheteureuses me contactent avec de beaux projets, de beaux profils, deux jeunes femmes notamment, dont les histoires me font vibrer, un moment. C’est doux de savoir que d’autres chouettes futurs sont là, si jamais Marc change d’avis. Mais Marc n’a pas changé d’avis, il enrageait face aux interminables rebondissements de la vente de sa maison, car la temporalité des institutions liées au foncier ne saurait être sensible à l’impatience d’un marin pressé de prendre la mer avant que la saison ne l’en empêche.
Le jour est venu finalement. J’ai encore pleuré, émotions mélangées.
Skol va garder son nom et Marc prévoit de lui garder son look également, ce qui veut dire qu’il continuera à être identifiable par celleux qui ont suivi ses aventures au travers de ce blog. Faites-leur bon accueil si vous les croisez !
Je me considère très chanceux de pouvoir acquérir ce bateau-là, et fier de l’acheter à la fille de l’architecte.
Je suis très très heureuse de le transmettre à un bon marin, roots et bricoleur, qui va l’aimer, en prendre soin, l’habiter et l’emmener naviguer au loin de nouveau. Bon vent et bonne mer à vous deux !
A l'heure ou je relis ces lignes, Skol est de passage à Trébeurden. Marc m'écrit son enthousiasme pour la marche du bateau, meilleure que ce à quoi il s'attendait (4) et de l'incroyable confort du roof panoramique lorsque les températures extérieures sont fraiches. Son amour pour mon très cher Skol a encore encore grandit.
A l'heure ou je les publie, Skol est arrivé à destination de la première navigation de sa nouvelle vie. Ca y est, pendant la dernière étape, Barkaî et Marc ont fait connaissance dans la joie d'un louvoyage musclé. Tout va bien pour eux.
Au revoir mon bateau aimé et aimant !
Quand à moi, d'autres belles aventures m'attendent...
Shhhhhh plic plic flouff !
Oui ma chérie, je mesure bien : ça faisait vingt ans que ça ne nous était pas arrivé, une aussi longue séparation. Onze mois, dis donc...
Flifffff
C''est une belle histoire au long cours, nous deux. La voile pendant toute ma jeunesse, avec le privilège d'une année vie de voyage sur l’eau. Puis toi et moi on s’est un peu perdues de vue les quinze années de mon mariage, tu te souviens ? C’était le cours de la vie qui faisait ça, mais tu me manquais, en fait. On s’est retrouvées au lendemain de mon divorce, il y a vingt ans. Une longue redécouverte mutuelle, avec des bateaux variés, avec des gens très différents, et mes premières navigations dans le lointain pacifique. Jusqu’à la rencontre avec Ariel, dans un petit port d’Irlande. Oui, après ça je suis devenue moins volage : un bateau, un équipage, de belles escapades vers l’ouest et vers le nord, qui ont abouti à ce grand et magnifique voyage vers le grand sud, nous deux, Skol, et toi.
Shliff shliiff ….
Merci d’avoir été si suave pour nos retrouvailles, tu es adorable quand tu te fais velours. C’était étrange et doux. Charnel. Avec toi les émotions sont toujours intensifiées, souvent magnifiées, comme les couleurs. Mais tu sais quoi ? Sur le ponton avant d’embarquer, en sentant les agitations du vent, le claquement des drisses ... je n’ai pas pu retenir un petit frisson d’inquiétude. Étonnant, non ? Peut-être un réflexe viscéral issu des années dans des régions lointaines et dangereuses, ou règne l'imprévu permanent. J’espérais que ma trouille diminuerait avec l’expérience colossale que j’accumulais, mais c’est pas tout à fait ce qui s’est passé, il y avait sans cesse de nouvelles situations scabreuses, de nouvelles décisions critiques à prendre, et un compagnon si prompt à juger... Reconnais-le, tu es parfois violente. Mais au moins, avec toi, on ne se dit jamais qu’il y a une intention mauvaise derrière la brutalité. Non. Tu es juste traversée par les énergies du cosmos qui te mettent en mouvement. Rien à voir avec nous. Seulement, à la longue, j’ai fatigué. Pour cette raison et d’autres, j’étais contente de renter, en aout dernier.
Plic plic ?
Skol ? Il est au sec, en sécurité. Il va très bien. Après avoir tant vogué ces quinze dernières années, il a bien droit à un peu de repos, non ? Je suis d’accord : il mérite de trouver un jour d’autres belles navigations à vivre. Tu sais quoi ? Mon rêve serait de le transmettre à des femmes. Tu en dis quoi ? Je sais bien que tu ne peux pas me promettre de les ménager, les meufs qui le reprendraient mais bon, ça te plairait ? Sinon, je ne suis pas sûre d’être prête à le vendre à n’importe qui. Je suis encore très attachée à ce bateau et j’ai envie qu’il soit bien traité.
Plic plic ?
Ariel ? Je ne sais pas, il te faudra le lui demander. Tu vois, c’est grâce à toi que nous nous sommes rencontrés, lui et moi, il y a quatorze ans, et tu as été pendant treize années au centre de nos aventures : le motif, le moyen, la récompense et... la source de maintes difficultés. Maintenant, cet homme que j’ai tant aimé fait comme si nous n’avions rien vécu de grandiose ensemble, tu comprends çà, toi ?
Plouc flouc shshshshshshsh….
Peut-être, peut-être, en effet. Peut-être qu’il est emporté par les énergies qui le traversent, lui aussi, et que ça n’a pas grand-chose à voir avec moi. J’essaie juste de ne pas sombrer dans l’histoire.
Flflflflflflfllllll….
Alors ? On va faire quoi nous deux maintenant ?
Ploc !
C’est une vraie question. Parce que je suis en train de devenir agricultrice.
…. Ffffff
Ben oui, tu nous as donné à voir tant de merveilles et ça n’a pas été sans effet sur moi, justement.
…. Pffff
Ces dernières semaines, à te côtoyer de nouveau, de port en plage et en ria, seule, avec ma famille ou avec les amis, j’ai retrouvé, petit à petit, le plaisir de tes couleurs et de tes aspects toujours changeants, la qualité de l’air iodé et salé qui met les sens en éveil, la sensualité d’un bain d’eau fraiche et salée, la joie profonde qu’on ressent quand le regard s’évade jusqu’au bout du bleu. J’ai redécouvert le doux frisson de savoir qu’un petit bateau est là, dont la charge et les plaisirs seront répartis sur plusieurs paires d’épaules, partagés avec un collectif. Et là j’ai un doute : je ne sais pas si ma joie future peut se passer de tout cela.
Shf shf …Shf shf …Shf shf …Shf shf …
Oui, tu m'as enseigné que le temps apaise les tempêtes et clarifie les horizons assombris et complexes. Je te promets une chose : si jamais je vais m’installer trop loin de toi, je te préviendrai pour qu’on puisse se dire au revoir correctement, et j’espère que je pourrai revenir de temps en temps. Naviguer ?… t'inquiète ! C’est comme faire du vélo, ça ne s’oublie pas! A très bientôt ma toute belle.
Remerciements à Martine, Yves et Cecile, Jojo et Kate, Françoise, Julie, pour les impulsions en faveur de ces retrouvailles.
J’ai éventré le paquet cartonné, saisi le livre et respiré un grand coup en voyant la couverture. Andrew avait bien gardé le secret. J’ouvre et je feuillette un peu fébrilement. Dans le désordre, rapidement, je vérifie, elles y sont toutes, « nos » caletas, et ça me replonge dans là-bas. De Chiloé au détroit de LeMaire, je refais notre trajet, nos trajets. Ils ont laissé des traces dans le corps, dans les émotions, dans la tête, dans les mains. En tournant les pages, je sens le froid me piquer les bouts de doigts, je sens sur ma joue l’altération infinitésimale de l’air qui précède la rafale, je sens aussi le rayon de soleil qui vient m’éblouir un peu en rebondissant sur un magnifique glacier. Et tant d’autres sensations physiques, auditives, olfactives, émotionnelles, tant de souvenirs et perceptions, de savoirs et intuitions que ça déborde joyeusement.
Tout ça dans du papier ? Incroyable ! Lors des lectures de préparation, en 2014 et 2015, avant la plongée sous les quarantièmes rugissants, pour moi, le papier contenait surtout des données précieuses, des noms mythiques et de la trouille. La trouille de ne pas savoir bien évaluer les situations, de ne pas réussir, la trouille de ne pas aimer et de regretter d’y être allés. La trouille d’une grosse avarie survenant au bout de nulle part, sans aide possible. La trouille de ne pas avoir bien avitaillé quelque chose, aliment, gaz, carburant, pièces détachées, outils, et que ça manque quand on serait loin de tout.
Je vénérais les navigateur.es qui y étaient allés avant nous, qui avaient fait les premiers repérages, transmis à d’autres voyageur.es leurs croquis de coin de table à carte vaguement annotés. Un caillou à l’entrée, des arbres pour s’amarrer, les rafales viennent de telle direction. Je reconnaissais l’ouvrage accompli par celles et ceux qui avaient, petit à petit, assemblé sous forme de livrets papier des collections de contributions multiples et variées, dont les photocopies se dispersaient dans la petite communauté des aventurier.es du grand sud. J’éprouvais du respect pour le travail de fourmi accompli ensuite par celles et ceux qui avaient méticuleusement recoupé, vérifié, standardisé, enrichi ses notes pour en faire des guides nautiques publiés et régulièrement tenus à jour et complétés. C’est grâce à tous ces contributeur.ices que nous pouvions envisager d’aller « au bout du monde ». Nos compétences et nos courages cumulés n’auraient pas permis d’y aller sans eux.
Et voilà que dans la préface de cette quatrième édition du guide IMRAY (1), dans les remerciements et dans le texte, je vois nos noms et celui de Skol apparaitre de multiples fois. Nous sommes salués comme ayant exploré extensivement hors des chemins déjà documentés. Pour de vrai. Imprimé noir sur blanc. Tout à coup je prends la mesure de notre aventure exploratoire, de notre contribution à la communauté et de la place que nous allons prendre dans l’imaginaire des autres. Tout à coup je change de statut, pour occuper un siège honorable de navigatrice galonnée, plus seulement dans mon esprit à moi, mais aussi en quelques sortes, sur la place publique. Ça fait un bien fou ! Joie et fierté à partager ! Offrande à mon paternel, qui apprécie certainement, où qu’il soit (2).
Dans l’index des noms de lieux, le jeu de l’ordre alphabétique a positionné notre caleta Beaujolais entre la caleta Beaubassin, notre toute première escale fuégienne et la caleta Beaulieu, sise au pied du glacier Romanche où nous avons longuement séjourné dans nos dernières semaines Patagones. Voisinage éminemment honorifique.
Le territoire et le peuple Kawésqar sont mentionnés explicitement et respectueusement avec les termes que nous avons proposés et les caletas Tonko, Paterito, Paàksa et Kawésqar forment désormais et pour les temps futurs, un petit groupe d’abris proches, comme une tribu de caletas indigènes. Mon cœur est plein de joie de voir leurs patronymes se réinsérer dans nos descriptions occidentalisées de leurs eaux !
La valeur contributive de nos explorations n’aurait pu émerger sans la durée. Trois saisons de presque six mois. La saison 2015-16 pour faire connaissance avec le terrain et son climat, en nous appuyant exclusivement sur des repérages antérieurs, la saison 2016-17 pour savourer et commencer à sortir des pistes, et la troisième, en 2017-18 pour refaire le chemin complet une dernière fois en explorant encore, et pousser la route plus au sud avant de rejoindre l’Atlantique.
J’apprécie infiniment que cette marque de reconnaissance par le monde de la mer survienne justement maintenant, alors que je médite sur le sens des cinq années qui ont englobé ces dix-huit mois exceptionnels. La vie me fait là un joli cadeau, car même si ce résultat ne suffit pas à lui seul à justifier les peines prises, il me rappelle combien l’envie d’explorer le sauvage et de retourner vers la beauté a pesé dans mon choix de continuer l’aventure au-delà de la première saison, malgré les difficultés.
La vie nous fait un joli cadeau commun, il me semble, en instituant une part de l’inoubliable de cette aventure partagée, en gravant quelque chose de l’inséparable de nos destins. L' « Isabelle et Ariel » qui a existé et accompli de belles choses va perdurer comme un trait mince mais difficilement effaçable, dans ce domaine très spécialisé. Il durera au-delà de notre histoire, peut-être même au-delà de nos vies.
Isabelle
Il m’est bien pénible d’écrire seule la triste fin de cette histoire. Actuellement, Skol est au sec sur le sol français et, malgré tout ce que nous avons vécu d’inoubliable ensemble, Ariel et moi, il n’y a plus de projet commun, ni aux Açores ni en France, ni sur la mer, ni sur terre. C’est la dernière tempête de notre voyage, la plus longue et la plus douloureuse.
Le récit positif que porte ce blog, bien que vrai dans chacune de ses lignes et approuvé par nous deux dans chacune de ses pages (1), a été, il faut en convenir, diablement incomplet. Tout le grandiose, le magnifique, toutes les émotions et les aventures, tout cela est sincère et fidèle. Nous n’avons jamais menti ni embelli. Ma gratitude est immense envers celui qui a partagé et enchanté cette aventure à mes côtés, y apportant son sens de l’absolu, sa curiosité musicale, sa radicalité, son regard politique, sa poésie contemplative et bien d’autres choses merveilleuses. Mais les humains que nous sommes n’ont pas échappé aux déboires ordinaires des couples, ni à celles moins courantes des voyageurs loin de leurs bases et de leur culture, ni à celles très spécifiques du huis-clos prolongé, ni à celles, également troublantes, de ceux qui mettent leur sécurité physique en question pour réaliser un rêve. Malgré ma conscience de tous ces facteurs de stress que notre couple a rencontrés, je suis encore, cinq mois après notre séparation, sous le choc et avec une forme d’incompréhension. Comment une séparation aussi rapide et aussi radicale a-t’elle pu se produire, après une si splendide aventure et la manière dont l’avenir était évoqué encore les dernières semaines avant le retour ?
Aujourd’hui je me sens nerveusement fatiguée et intérieurement endommagée par notre éloignement et la violence par laquelle il s'est produit, mais aussi, j’en prends la mesure, par les cinq années d'huis-clos que j’ai ressenti souvent comme inégalitaire et intensément éclaboussé de la souffrance de mon compagnon (2). Comment évoquer cet aspect du voyage sans être perçue comme déloyale ni blesser les proches et amis d’Ariel ? Et en même temps, comment passer sous silence une méprise dont nous partageons la responsabilité à deux ? Celle d’avoir sous-estimé la force de notre programmation sociale d’homme et de femme et d’avoir laissé s’installer et perdurer à bord un système de domination patriarcale (3), qui, à force de pressions et de renoncements, d’usure et d’escarmouches, a eu raison, petit à petit, de notre énergie, de notre joie de vivre et finalement de notre couple. Leçon de modestie pour une femme qui se croyait forte dans le face à face des genres. Leçon d’humilité pour les citoyens du monde que nous sommes. Nous qui avons si régulièrement et si férocement dénoncé les mécanismes de la domination coloniale et capitaliste à l’œuvre sur terre étions dans un joli déni sur ce qui se passait à bord ! La liberté de voyager perd un brin de son panache lorsque les stéréotypes embarquent comme passagers clandestins, en plus des lourds bagages des blessures du passé, et notre vocation à « réfléchir, imaginer et agir pour mieux vivre ensemble », qui trône glorieusement depuis bientôt treize ans dans le bandeau de ce blog aurait sans doute mérité un peu plus d’attention tournée vers l’intérieur de l’habitacle !
Le texte co-signé au fil des années a aussi masqué naturellement et sans malice une grande partie des écarts entre nos deux vécus, nos deux visions, qui faisaient souvent l’objet d’un âpre débat avant publication. Nous avions pour politique de ne pas offenser les personnes dont nous parlions nommément et bien évidemment nous devions nous abstenir de nous offenser l’un l’autre. Tenant la plume, j’étais la première à exercer cette autocensure et il me revenait la majeure partie du travail qui consiste à rendre intelligible et acceptable la narration d’évènements ou la description de situations dans lesquels l’un(e) ou l’autre ne s’était pas comporté(e) de manière digne (4). J’ai souvent renoncé à écrire, tout simplement, ne voyant pas comment accomplir ce petit miracle. Cependant, toutes les fois où j’ai réussi à poser des mots délicatement tournés sur un épisode navrant de nos aventures, j’ai, sans m’en rendre compte, participé à un effacement. L’effacement des tempêtes intérieures (5).
Cette aventure est finie, mais j’espère me trouver en mesure, dans quelques temps, avec le recul et une fois ce deuil assimilé, d’écrire un épilogue, une réflexion à propos de ce que ce voyage a représenté pour moi et les transformations qu’il a provoquées ou permises en moi. Quand bien même certaines de mes aspirations initiales n’ont pas été nourries, ma moisson inattendue est ample et riche de sens ! Nous avons évoqué l’idée qu’Ariel pourrait écrire son épilogue personnel, car, à travers des péripéties matérielles identiques, nos expériences intérieures ont été manifestement très différentes. J’espère qu’il le fera. Sans sa contribution finale, il manquerait quelque chose au récit. Si le grand tout veut bien nous accorder grâce, nous surmonterons cette ultime tourmente et une splendide amitié prolongera les douze années au cours desquelles nous avons vécu la préparation puis la réalisation de cet immense projet, rêvé de longue date et mené à bonne fin (6). C’est mon vœu le plus cher.
Isabelle
Chiffonnée que le blog semble s'arrêter sur une note si prosaïque (Carnivores!) et me sentant redevable au lectorat d’une suite ou d’une fin à l’histoire fabuleuse que nous écrivons à deux depuis plus de douze ans, voici avec beaucoup de retard un éclairage sur l'étape que nous avons abordée à la fin de notre séjour aux Açores, en aout dernier.
C’est peut-être bien là que le voyage s’achève réellement. Dans le sentiment qui vient fébrilement: oui, un terrain comme ça me conviendrait. Parmi tous ceux que nous avons vus, c’est la première fois que je ressens ça. Ariel trouve qu’on est encore trop proche du village à son goût (1), et que c’est trop petit pour partager en deux. Deux hectares de pente faible, légèrement ondulée, adossée à un contrefort nettement plus pentu, presque trois hectares au total. Le tout orienté ouest avec un peu de sud. Une captation de la rivière assure l’approvisionnement en eau. Idéal ?
Ricardo le commercial de l’agence, nous a trimbalés auparavant sur plein de terrains inadaptés, mais s’est servi de ces visites perdues pour tester nos critères. Et puis, voyant que rien de ce qu’il avait en rayon ne convenait, il nous a donné accès à des morceaux de vraie terre de campagne, hors du circuit, les terrains qui ne se vendront normalement que par bouche à oreille, entre paysans. Des terrains qui hier encore n’étaient même pas vraiment en vente, mais qui pourraient le devenir puisque deux étrangers cherchent de la terre agricole. La visite se fait avec Eduardo, cousin de Ricardo et propriétaire de cette terre-là. Il est touchant, Eduardo mais c’est un sacré filou. Il nous montre avec ingénuité ces maigres plants espacés largement, plantés dans la bâche plastique, et fait semblant de nous faire croire qu’il cultive du poivron bio (2). Cela dit, c’est la première fois qu’on visite quelque chose en compagnie du propriétaire lui-même, qui répond à mes questions sur l’historique, les produits chimiques déversés épandus, l’ensoleillement, les voisins. J’ai moins la sensation d’acheter un « produit » sans âme, sans passé.
Puis Ricardo insiste pour nous montrer un autre petit truc, encore plus petit, vraiment trop petit, mais qui devrait nous plaire, dit-il. - C’est bien isolé et il y a des arbres ! - Bon allons-y !
C’est peut-être bien là que notre couple commence à se séparer pour de vrai. Dans l’idée qui émerge insidieusement: oui, un petit terrain comme celui-ci conviendrait à un ermite. Il est niché au fond de la vallée, entre les derniers pâturages et juste avant la forêt. Bordé d’arbres, longé par une rivière, les restes d’une laiterie abandonnée qui l’encombrent ne sont qu’un semi-handicap. Une partie pourrait être conservée comme serre, atelier, poulailler et même un logement pirate. Ce bout de terre donne sur une vaste et superbe pâture, avec comme arrière-plan la vallée et au loin la mer.
Je lance l’idée comme une plaisanterie: Et si Ariel achetait ce petit terrain et moi l’autre ? On se sépare sur l’éclat de rire gêné que provoque en moi le prix demandé par Eduardo, exorbitant pour du terrain classé « réserve agricole », et la permission de faire une offre, quand nous y aurons réfléchi.
Le lendemain, nous nous nous rendons à l'université, où nous avons rendez-vous avec un chercheur en sismologie spécialiste des glissements de terrain. Date convenue dix jours auparavant, alors que nous n’avions en portefeuille que des terrains plus verticaux qu’horizontaux. En une heure d’échanges de haut vol, l’affaire est entendue. Non seulement les conditions d’exploitation des pentes sévères qui nous inquiètent s’annoncent effectivement trop difficiles sur un sous-sol aussi instable que celui de cette ile volcanique pas très ancienne, mais en plus il nous explique que la vallée de Povoaçao, celle que nous avons visitée la veille, celle qui m'avait fait vibrer, était autrefois le grenier à blé de l’ile tant les conditions, la terre et le climat, y sont favorables à l’agriculture !
Beaucoup de questions restent ouvertes. Parviendrons-nous à négocier un prix correct ? Quels projets pour ces deux bouts d’ile, baignés d’un climat idéal mais si loin du continent ? Comment s’articuleront nos deux aventures ? Trouverons-nous les termes d’une coopération terrienne détendue, satisfaisant les besoins de chacun ?