Assez rapidement après notre première soirée d’échange entre le rituel de rupture du jeûne et le diner (1), Edouard a pris l’habitude de s’ouvrir à nous de ses préoccupations professionnelles. Sans doute avait-il identifié des raisons de nous faire confiance, car il évoquait des sujets délicats comme la corruption, la fraude ou les conflits entre pêcheurs. Mais je soupçonne qu’il avait souvent une petit idée derrière la tête, ayant repéré en nous une ressource potentielle, notamment parce que je m’étais présentée à lui comme sociologue et qu’Ariel l’interpellait sans cesse sur la société sénégalaise avec la pertinence critique dont il sait faire preuve.
Un soir, donc, il évoque comme l’un de ses grands soucis ce qu’il nomme « le péril fécal ». Sa manière bien noire de prononcer péril, à mi-chemin entre pé’il et péwil nous arrache d’abord l’ébauche d’un sourire, mais il répète les mots en s’en expliquant et même si son choix de cette expression n’est pas dénué d’humour, il entend que nous le prenions au sérieux. Comme ses inquiétudes résonnent avec des réflexions que nous nous sommes déjà faites sur l’état de la plage et des échanges que nous avons eu avec des habitants, nous réprimons nos sourires (1) et entrons dans l’échange.
Dans un langage administratif plus policé, le problème serait sans doute désigné par une expression technocratique comme « risque sanitaire » ou « problème d’assainissement ». Reconnaissons combien « péril » marque mieux que « risque » l’urgence d’une situation et sa gravité, et comment « fécal » désigne très exactement le cœur du problème : les cacas humains. En résumé : la ville dispose d’effroyablement peu de latrines, publiques ou privées, et plusieurs milliers de personnes vont donc faire leurs besoins sur la plage ou déversent au bord de l’eau leurs seaux d’excréments familiaux. Ce qui était une pratique adéquate quand la ville n’était qu’un village peu peuplé, devient aujourd’hui un péril pour la santé des habitants et Edouard est particulièrement préoccupé par les enfants, qui sont de plus en plus nombreux à venir séjourner ici à l’année ou pendant les vacances scolaires.
La petite idée qu’il a derrière la tête, ce jour-là est de nous convier à la prochaine réunion publique sur la salubrité de la ville, une manière à la fois de nous utiliser comme caution blanche à son projet et de me faire connaitre des habitants par voie officielle, pour faciliter mes propres travaux. Nous aurons donc le privilège de voir un bel exemple de fonctionnement de la démocratie locale : la palabre. (lien vers l’arbre). Il s’agit pour Edouard d’initier un mouvement de mobilisation citoyenne, mais y parviendra-t’il ? Car il est bien difficile de mobiliser une population qui s’est petit à petit accommodée d’une dégradation de l’état sanitaire de son lieu de vie, et également complexe de mobiliser dans un effort collectif mais qui touche le quotidien de chacun, une population dont la majorité revendique une appartenance à un ailleurs, un autre lieu, un autre collectif. Edouard est conscient de cela, mais il a à son actif d’autres projets de mobilisation, qui ont réussi et il semble avoir une vision claire des étapes conduisant à une organisation durable. Il leur rappelle qu’en tant que contrôleur des pêches responsable de la qualité sanitaire des produits de la mer commercialisés ici, il peut exiger la propreté des plages de déchargement (2), mais qu’il ne souhaite pas en arriver là et pense qu’il sera plus efficace qu’ils s’organisent entre eux.
Bien que nous ne soyons jamais venus à Djifère dans l’intention d’aider, car la posture du blanc qui vient en Afrique « pour aider » nous semble très ambivalente et pas nécessairement porteuse de mieux pour la situation locale à long terme, je me suis retrouvée en quelques jours et avec mon plein consentement littéralement recrutée au service de la ville. Edouard a eu le talent d’aborder dans nos bavardages des aspects très précis de ses difficultés qui correspondaient avec mes compétences ou mon intérêt.
Par exemple, il souhaiterait que le Comité d’Hygiène récemment créé organise un recensement local pour avoir des données valables sur la population et n’arrive pas à trouver quelqu’un pour lui établir un plan masse de la ville, évaluer la superficie et calculer une densité ? Ça tombe bien, moi aussi j’ai tenté de connaitre ces chiffres et les réponses que j’ai obtenues jusqu’à présent sont inutilisables : 2000 ou 10 000 habitants ! Ça tombe bien, nous avions préparé notre venue avec des photos aériennes de la ville, que nous pouvons utiliser pour « mesurer » la ville à l’aide d’un GPS (3).
Une autre fois, ayant vérifié que nous avons bien un appareil photo, il va utiliser le terme de « mission » avec un petit sourire, pour nous passer commande d’images destinées à illustrer un dossier de demande de financement auprès des autorités.
Quelques jours plus tard c’est au sujet du questionnaire de recensement qu’il songe, énumérant à voix haute les questions auxquelles il a déjà pensé. Sans vraiment formuler une demande, il me fait comprendre qu’il aimerait bien que j’y réfléchisse. Là encore il vise juste : un questionnaire d’enquête ? Voilà un exercice intéressant pour la chercheuse que je prétends être ! Me voilà construisant et testant sur le terrain (5) un guide d’entretien pour le recensement. Les habitants se laissent interroger avec confiance et parlent de leur caca, de leurs poubelles et de leurs bobos. Nous découvrons les raisonnements parfois étranges qui conduisent à la pénurie de latrines : « si j’en construits pour mes locataires, leurs amis viendront aussi les utiliser et la cuve sera trop souvent pleine » nous explique un homme prospère qui pourrait montrer la voie à ses concitoyens. Dépassera-t’il la simple curiosité polie à propos du biodigesteur dont je lui ai remis une description, pour s’intéresser à la valorisation des déchets ? « C’est trop cher à construire » argumente un jeune patron de pirogue qui est aussi propriétaire de logements loués mais lorsque je le taquine un peu sur ses revenus et lui demande combien ça couterait, il m’avoue qu’en fait il n’en a aucune idée. Tiendra-t’il sa promesse de se renseigner sur ce point et de réexaminer la question ?
Edouard est préoccupé par la qualité sanitaire des produits expédiés à Dakar et par la vulnérabilité de la santé des enfants. Nous qui écoutons RFI régulièrement sommes préoccupés par un autre danger qui menace et trouverait ici les conditions d’une évolution explosive : l’épidémie Ebola qui sévit en Afrique de l’Ouest. Le foyer Ebola le plus proche est à quelques jours de pirogue d’ici, et la communauté internationale vient seulement de comprendre que ce virus peut incuber jusqu’à 21 jours avant de se déclarer. Pourtant, les pêcheurs avec lesquels nous en parlons restent convaincus d’être à l’abri puisqu’ « il n’y a pas de cas déclaré au Sénégal » (6).
Notre séjour a été de trop courte durée pour voir si le mouvement de mobilisation qui a déjà réuni quelques actifs prendra de l’élan et permettra de faire évoluer les équipements et les pratiques dans le bon sens, mais nous avons l’impression que la partie n’est pas gagnée et qu’Edouard n’aura pas trop de ses deux années de poste avant la retraite pour accompagner, encourager, stimuler ce projet pour qu’il perdure plus qu’un feu de paille.
En outre, il a d’autres soucis, le contrôleur des pêches : il veut réduire le marché noir !
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1 - L’expression « péril fécal » va toutefois devenir un exercice rigolo de prononciation Nègre à bord de Skol.
2 - Il détient effectivement le pouvoir de fermer le quai de pêche pour raisons sanitaires. Grand pouvoir rentre les mains d’un seul homme.
3 - Nous ne pouvons pas apporter le GPS de Skol à terre, car pour cela il faudrait mettre le bateau sur une remorque. Tous les pêcheurs ont un GPS portable mais, nous l’avons déjà écrit, tous les pêcheurs sortent en mer tous les jours (lien vers ceux de Djifère). Tous les jours sauf le jour de la Corité, qui sera donc notre jour de mesurage.
4 - Avec la jeune Adji, secrétaire récemment élue par le comité d’hygiène (4) comme équipière-interprète. Nous voilà toutes les deux visitant une dizaine de concessions pour interroger les gens sur la taille de leur famille et leurs équipements et pratiques quotidiennes en matière d’eau, de caca et de poubelles. Après avoir simplement traduit mes questions lors des premières visites, Adji prend petit à petit la main sur le déroulement des interviews ; formation sur le tas au travail d’enquête. J’aurais aimé consacrer plus que quelques jours à cette formation mais nous savions depuis peu que notre séjour à Djifere allait être écourté pour un retour en France en urgence.
5 - Affirmation qui montre une confiance peut être justifiée dans le système de santé et la transparence du gouvernement sénégalais, mais cessera toutefois d’être vraie quelques jours après ces discussions.
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