Qui n'a jamais rêvé devant des cartes anciennes en s'imaginant à la place des découvreurs, de ceux qui ont avancé dans l'inconnu ? Qui, après ce rêve ne s'est jamais découragé en se désolant : il n'y a plus rien à découvrir, le monde entier étant désormais quadrillé, cartographié de toutes parts ? Le monde entier ? Pas tout à fait. La Patagonie (1) résiste encore et toujours à l'implacable machine à cartographier de l'homme moderne, avec ses innombrables chenaux, iles, formes, caps, anses dont les contours sont insuffisamment décrits et les fonds souvent totalement inconnus. Seule une modeste fraction de l'ensemble est véritablement « connu », décrit, répertorié. En découvrant cette immensité, au fil des mois, l'an dernier, nous étions souvent tiraillés entre l'envie de nous engager dans les chemins de traverse et la pression du temps. Si longue était la route à faire et si ténue notre expérience que nous n'osions guère déroger aux instructions nautiques. Tout juste nous sentions-nous assez hardis pour tenter un amarrage à quelques centaines de mètres d'un abri répertorié, à la recherche d'un peu plus de soleil ou d'une vue plus dégagée.
Le temps dont nous disposons cette année et le brin d'expérience accumulée nous autorise une autre approche. Cependant, nous ne sommes pas toujours aussi téméraires que les anciens, il faut le dire d'emblée. Quand nous sortons des routes jalonnées par les guides officiels, c'est bien souvent avec l'aide d'outils modernes, qui n'étaient pas disponibles au voyageur ordinaire il y a encore quelques années.
Un logiciel russe, qu'Ariel a réussi à installer sur le vieil ordinateur du bord, donne accès, s'il est connecté à internet, à des serveurs de photographies satellites couvrant le monde entier. Le niveau de détail de ces photos est proprement hallucinant, bien supérieur à ce que les cartes marines les plus détaillées peuvent offrir. Nous pouvons ainsi littéralement survoler le rivage à basse altitude pour localiser des indentations trop petites pour figurer sur nos cartes marines, indentations ou anses bien closes dans lesquelles nous pourrions trouver refuge pour une nuit, ou plus si affinité. Une fois déterminées les grandes lignes du détour hors-pistes que l'on compte effectuer, il est possible de localiser des refuges potentiel le long de la route, situés à distance correcte les uns des autres par rapport à la distance qui peut être parcourue en un jour. Nous profitons donc des connections internet de l'escale pour faire nos repérages virtuels et télécharger dans l'ordinateur de petits morceaux de photographies haute résolution (2).
De retour à la navigation, le logiciel permet, grâce au GPS du bord, de représenter en temps réel la position et le mouvement du bateau sur la photo satellite. C'est d'autant plus magique que le géoréférencement (3) des photos satellites est encore meilleur que celui des cartes officielles de navigation, qui, elles, sont souvent décalées de quelques encablures, que nous devons corriger au jugé.
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Ca ne gâche pas un peu l'aventure ? pourraient s'interroger certains - un citadin derrière son écran ou bien un fanatique de l'exploit sportif.
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Que nenni ! Répondons-nous. Pour des gens normaux, il reste encore largement assez d'émotions fortes quand on y va pour de vrai.
Car à ce stade, les abris potentiels ne sont encore que des espoirs d'abri. Les données essentielles qui manquent toujours dans les photos, à savoir la profondeur et la nature du fond, réservent des surprises haletantes. Certes, la présence de roches traitresses à fleur d'eau sera signalée par une zone plus claire, et les bancs de sable infranchissables par un dégradé de bleu au jaune, lorsque l'eau est claire. Mais les eaux issues des glaciers sont chargées de particules ce qui leur confère une belle couleur céladon et une opacité sans merci. Nous avons plus d'une fois battu arrière précipitamment dans ces eaux-là, renonçant à l'espoir numéro un, puis à l'espoir numéro deux, croisant les doigts pour que la troisième hypothèse soit la bonne, alors que le jour finissant ne permettait plus d'envisager un retour au dernier abri connu et testé. La tension qui nous accompagne toute la journée culmine à ce moment-là et ne s'apaise que lorsque l'ancre a non seulement été déposée dans un fond de profondeur correcte mais a également résisté à la poussée énergique du moteur destinée à tester sa tenue et à l'ensouiller.
Dans les eaux bien transparentes, il est possible de lire quelque chose dans les nuances de bleu des photographies et Ariel déchiffre parfois au pixel près le chemin d'accès entre deux dangers. Il garde le nez sur l'écran, suivant notre progression sur la photo et me guidant de la voix pendant que, depuis mon poste de barre, j'ai l'œil sur la pente des rives et la vraie couleur de l'eau qui parfois, me content une histoire différente. Il faut alors beaucoup de sensibilité et d'intuition, lorsqu'une décision rapide s'impose parce que le courant, par exemple, nous entraine un peu plus vite que ce que nous souhaiterions.
Au-delà de cinq ou six mètres de profondeur, quelle que soit la transparence de l'eau, la caméra satellite échoue à restituer des nuances de bleu. Il s'est trouvé un soir où le sondeur indiquait encore un vertigineux cinquante mètres de profondeur alors que le nez de Skol s'avançait déjà dans le bleu sombre de la crique. Nous avions toutefois anticipé ce risque et estimé que ladite crique était assez encaissée pour permettre un amarrage aux arbres de chaque côté au cas où notre ancre n'ai pas trouvé matière à moins de vingt mètres sous la surface. Heureusement, quelques mètres à l'intérieur de l'abri, le fond s'établissait soudain dans la gamme des six à quinze mètres que nous affectionnons.
Après tous les suspenses d'une journée de « hors piste » secouée de rafales et de grains entrecoupés d'éclaircies spectaculaires donnant vue sur les sommets en fond de fjord, une fois découverte la vérité sur l'abri potentiel, nous nous saisissons avec une excitation quasi juvénile de la tâche hautement symbolique qui consiste à baptiser d'un vrai nom ce lieu. Un bout de la planète qui jusque-là ne portait qu'un numéro issu de notre travail de repérage et des coordonnées géographiques (4). Grandiose est le phantasme de désigner un lieu pour la postérité en caressant l'idée que d'autres viendront ici et inscriront sur leur journal de bord le nom que nous avons choisi !
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Dans dix ans, dis-je à mon homme en rigolant, un skipper hispanophone s'échinera à prononcer Caleta Jurançon et en écorchera, bien entendu, le j, le u, le an, le ç et le on ! (5)
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Et une skipette attentive, me répond-t'il du même ton, remarquera une curieuse distorsion orthographique entre le nom de l'Ile Pomar, ainsi dénommée depuis des lustres, et la Caleta Pommard qui s'ouvre à son extrémité (6)
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Déjà, au Sénégal, nous avons sillonné le Delta du Saloum en tâtonnant dans des méandres dont le parcours avait changé, entre des iles aux formes nouvelles, sous l'effet des mouvements de sable, auxquels la mangrove s'adapte en quelques années.
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Nos liaisons internet de débit médiocre et notre capacité de stockage de données limitée ne permettent pas de télécharger les photographies hautes définition d'une grande zone, encore moins de la Patagonie toute entière comme Ariel en rêve.
- Les coordonnées géographiques des cartes sont souvent décalée, dans cette région du monde, à cause d'anciens systèmes de transformation de la quasi-sphère terrestre en représentation à plat. La carte peut être juste mais pas bien centrée par rapport aux instruments. Nous avions déjà rencontré cette difficulté en Norvège, peut-être est-ce spécifique aux régions les plus proches des pôles.
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La plupart des abris potentiels que nous avons repérés ne serons jamais nommés par nous, certains parce qu'ils se sont avérés inadéquats, les autres parce que nous ne les avons pas visités, quand nous avions trouvé mieux avant ou quand les vents favorables nous invitaient à prolonger la navigation ce jour-là.
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Ce n'est pas par perversité linguistique que nous avons choisi ce nom-là pour le refuge situé par 46° 49 ' Sud et 74° 36' Ouest, c'est parce qu'un faible tirant d'eau est préférable pour y accéder à toute heure de la marée et qu'un petit vin blanc frais accompagnera à la perfection la saveur des crabes qu'on y pèche.
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Seuls les français avertis comprendront à la simple lecture du nom la haute qualité de cette minuscule indentation idéalement située à l'extrémité nord-est de l'ile Pomar et parfaitement abritée des courants et des courants d'air qui s'agitent à la croisée de l'Estéro Farquahr, de l'Estéro Bernardo et de l'Estéro Caldcleugh (allez prononcer celui-ci si vous n'êtes pas celtique !).