Caleta Beaubassin, Caleta Queta, Caleta Angelito. Les trois premiers refuges dans lesquels nous nous sommes abrités. Points sur des cartes envisagés depuis quelques semaines, quand le rêve de ces amarrages dans les montagnes du Grand Sud, que nous caressons de plus en plus près depuis quelques années, depuis nos amarrages dans les montagnes du Grand Nord, se faisait plus probable, plus certain. Plus réel. D'autres ont suivi, chargées elle aussi du mythe des « grands » qui y ont fait escale avant nous. Caleta Hidden, Bahia Fortescue, Bahia Tilly, Caleta Notch, Caleta Playa Parda, Puerto Angosto (1).
Tous ces endroits magiques, nous les imaginons d'abord en scrutant de petits dessins avec excitation et frissons. Il y a plusieurs centaines (2) de ces croquis qui montrent où positionner le bateau, à un endroit déjà testé par d'autres voiliers, donc rassurant. De quoi naviguer des mois en Terre de Feu et en Patagonie rien qu'en suivant le guide (3).
Les dessins donnent une image à plat complétée souvent de quelques mots de description mais ne préparent jamais bien à ce qu'on va réellement découvrir, en relief, en altitude, en végétation, en circulation de l'air et de l'eau. L''espace pour manœuvrer est presque toujours plus grand que ce que j'avais redouté. La taille et la forme des arbres content une histoire des vents et de l'eau que nous tentons de déchiffrer pendant le tour de reconnaissance. L'environnement montagneux est souvent une surprise spectaculaire. Certaines caletas sont encaissées au fond d'une crevasse, d'autres sont entourées d'un vaste cirque vertigineux. Celles-ci sont les plus belles mais pas celles où l'on se sent le plus en sécurité. On y resterait bien une semaine entière dit mon homme. Rien dans les livres et manuscrits ne prépare non plus au silence assourdissant qui tombe une fois le moteur arrêté les jours calmes, ni au vacarme enchanteur des cascades qui dévalent parfois les pentes. Sons qui agrandissent l'espace et nous rapprochent du cosmos.
Au fil des jours, les escales se multiplient et les caletas pourraient aisément se fondre dans un ensemble indistinct, si nous ne prenions garde à bien repérer chacune par ses particularités. Ariel tient un petit registre dans lequel il note combien nous avons placé d'amarres en plus de l'ancre et comment elles étaient disposées. Et puis il y a nos souvenirs particuliers à chacun de ces havres. Nous avons vu une loutre en entrant. Nous avons dû replanter l'ancre quatre fois avant qu'elle accroche le fond. Nous avons dérangé deux ou trois couples d'oies magnifiques qui sont heureusement revenues le surlendemain. Nous avons cru nous être trompés d'anse, tant la réalité était différente du dessin. Là nous avons refait le plein d'eau dans les remous d'une cascade enchanteresse. Ici nous avons été consignés à bord par le mauvais temps trois jours d'affilée. Des pêcheurs nous ont offert un seau plein d'oursins, occasion de reproduire pour de vrai les petits gestes précis de nettoyage et extraction du corail que nous mimait Alejandro. Ariel a pêché son premier Crabe Géant. Ailleurs il a dû sauter en urgence dans banana et ramer de toutes ses forces pour déhaler Skol d'un échouage sur le banc de sable pourtant signalé dans le dessin mais que je n'ai pas su éviter. Un autre voilier est venu s'abriter (2). Nous avons récolté des baies sauvages. Une famille de martins pêcheurs nichaient dans les arbres auxquels nous nous sommes attachés.
Chacun de ces refuges possède maintenant sa petite histoire, notre histoire-là qui vient se superposer à l'histoire illustre de nos héros. Notre interaction avec ce lieu, sa topographie, sa météo du moment, sa vie animale et végétale. Nous avons beaucoup de plaisir à convoquer l'ensemble du souvenir de chacune d'entre elles en quelques mots.
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Bras de mer, canaux et seños, caps et pics, anses, caletas, baies, îles et îlots, péninsules, il y a une multitude d'objets géographiques à nommer dans une région tant déchiquetée par l'histoire tectonique et glaciaire. Certains noms aux consonances étrangères à nos oreilles, comme celui du Canal Akwalisnan semblent respecter l'identité originelle de ce territoire mais ils sont rares. Je mesure par contraste le plaisir que nous avions à sillonner les méandres du delta du Saloum avec leurs noms indigènes que nous tentions de prononcer correctement. Les noms trahissent la nationalité du « découvreur » ou de celui qui eut le dernier mot, car certains noms ont changé. Il y a eu comme une guerre des noms par ici. Caleta Beaubassin a été nommée Baie et Port de Beaubassin par Louis Antoine de Bougainville. Bahia Angelito avait été nommée auparavant Bahia Encanto par un Padre de Agostini émerveillé, nous avons compris pourquoi. Bahia Fortescue a reçu la visite de La Boudeuse et l'Etoile de Bougainville, La Désirée de Thomas Cavendish, ce bateau dont le nom est resté à Puerto Deseado, mais aussi le HMS Beagle ainsi que Le Spray de Joshua Slocum ! Playa Parda a été nommée par Sarmiento de Gamboa, celui dont le prénom a été donné à l'un des plus hauts sommets de Terre de Feu, lequel a représenté le grand défi pour Agostini, dont nous avons déjà parlé. Puerto Angosto qui n'est pas un port mais une caleta comme une autre a également été nommé par Sarmiento de Gamboa. Slocum y est resté presque un mois, bloqué par le mauvais temps et des réparations à faire sur son bateau.
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Plusieurs centaines de croquis, entre les ouvrages imprimés et les manuscrits qui circulent dans la communauté nautique, ou encore les annotations sur les cartes papiers dont un équipage remontant vers le Brésil nous avait fait don à Mar Del Plata.
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Plus tard, quand nous aurons fait un peu mieux connaissance avec cette région, nous explorerons nous-même des endroits non encore identifiés, peut-être. Et peut-être pas. Pour le moment, notre désir est de rester prudents, de mettre notre sillage dans celui des plus expérimentés que nous, de planter l'ancre de préférence là où ils suggèrent et d'allonger nos amarres dans la direction indiquée par le schéma, car parfois, une petite différence d'amarrage peut faire une grande différence de sécurité.
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Vous n'imaginez pas combien nous avons été contrariés par cette irruption ! La petite famille en question n'y était pour rien mais nous avions pris goût à un rapport intimiste à chacun de « nos » abris et presque oublié que nous nous étions petit à petit rapprochés de la zone où notre route Magellan d'Est en Ouest allait inéluctablement rejoindre le parcours des Ushuaiens remontant vers le nord.
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