La rencontre est un rêve humain souvent proche du phantasme : partage, échange, curiosité pour l’autre. Espoir que la rencontre va changer notre vie, ou bien à l'inverse nous reconfirmer qui nous sommes. Le besoin d’aimer et d’être aimé n’est pas étranger à cette aspiration à la rencontre. On espère construire quelque chose avec la personne rencontrée, qu'il s'agisse d'une simple soirée de rires ou de toute une tranche de vie. C’est naturellement un thème récurrent dans les intentions de voyage à la voile, car dans nos vies de citadins, on rencontre tellement de gens qu’on les oublie vite. Nombreux sont les candidats au départ qui déclarent leur souhait de « partir à la rencontre des peuples du monde », « faire des rencontres authentiques », et autres aspirations humanistes.
Nous suivons régulièrement plusieurs blogs de voyageurs au long cours et échangeons avec d’autres navigateurs à la voile et, bien que notre échantillon soit forcément imparfait, incomplet, il semble que très souvent, les rencontres les plus nombreuses et les plus susceptibles de devenir des relations durables sont celles que les navigateurs font « entre eux ». On se croise d’escale en escale, on s’invite mutuellement à bord, on s’entraide, des relations durables se construisent. Mais les rencontres avec les autochtones sont souvent éphémères et limitées par la langue, par la durée de l’escale, et par la distance sociale. « Il n'est pas facile de rencontrer d'autres que les voileux voyageurs » témoigne un couple qui vit à bord et parcours les rivages européens depuis 20 ans. « Dans le pays où l'on arrive en voilier, sauf peut-être en France, le voilier lui-même est un symbole richesse, avec toutes les attentes correspondantes : train de vie, centres d'intérêt mondains, sous-traitance des basses besognes d'entretien du bateau ». Pour les autochtones de la classe sociale dominante, le décalage apparaît rapidement, car le voileux voyageur n'a pas de standing et cela peut casser le lien. Les riches se détournent vite des voileux qui ne sont pas vraiment des leurs. Pour les autres, les locaux modestes, toute la relation avec le navigateur au long cours est teintée de ce préjugé, « ceux-là sont de la haute, sont riches, sont influents » et une sorte d'incompréhension peut s'installer. Voilà pourquoi, bien souvent, « la rencontre se fait plutôt avec les autres voyageurs navigants », avec ceux dont le bateau est la résidence principale et qui n'ont pas un réseau d'influence à portée de téléphone.
Nos envies
Ariel déclare souvent vouloir partir « loin des hommes », fuir la folie de notre époque ; il ne se pose donc pas la question du voyage en ces termes. Il apprend le langage des oiseaux et parle aux nuages et aux araignées avant de les chasser du bord. Et pourtant, c’est lui qui, aux escales, entre en contact le premier et le plus naturellement avec les autochtones. Ariel est en fait un grand communiquant qui s’ignore.
Quand à moi, cet espoir de rencontre ne m’est pas indifférent. Mais concrètement je me satisfais bien souvent de la petite vie à bord, dans cet espace que j’affectionne et où il y a toujours plein de choses à faire, à lire ou à rêver. Il faut dire que ma surdité ne facilite pas les premiers contacts. Je suis peut-être une misanthrope qui s’ignore.
Alors notre réflexion porte sur les conditions auxquelles la rencontre de qualité avec les autochtones peut se faire lorsqu’on arrive quelque part avec un voilier.
Le temps pour rencontrer
Un des facteurs essentiels de cette possibilité sera le temps d’escale. Un bateau, par définition, bouge, d’un port à l’autre, d’un mouillage à l’autre, et nombre de voyageurs ont un programme pour un an, deux ans, ou plus, dans lequel ils tentent de maximiser le nombre de lieux visités (ils disent souvent « faire » et non pas « visiter » ou « voir » : j’ai fait les Antilles, et au Brésil on a fait Salvador et Recife, drôle de façon de parler). Nous avons été dans cette situation, lors de notre croisière en Norvège, avec tant de milles à parcourir que nous ne sommes restés nulle part plus de trois jours . Donc, une navigation avec objectif de rencontre doit être flexible au niveau du temps et surtout avoir beaucoup de marge pour pouvoir se poser quelque part, comme nous avons pu le faire à La Guardia en restant 9 jours consécutifs dans le Rio Minho, au lieu des 3-4 jours initialement envisagés. Nous y avons noué des relations amicales avec de jeunes galiciens avec qui nous sommes encore en contact trois ans plus tard.
La barrière de la langue
Un autre facteur important est la langue. Et pas juste la langue académique , mais aussi un petit effort pour chercher et mémoriser quelques expressions typiques du pays, histoire de les faire sourire. Ariel avait déniché un dictionnaire des termes marins en espagnol, avant notre voyage en Galice et nous avions découvert qu’un « corps-mort » se dit « muerto » chez eux. Combiné avec ce qu’il connaissait d’argot espagnol pour désigner les français, ça donnait une demande à laquelle aucun pêcheur ne nous a répondu non, alors que tant de marins français se sont fait mal recevoir par les pêcheurs espagnol au nom de la compétition pour la ressource halieutique entre les pêcheurs de nos deux nations : « z’auriez pas un petit corps-mort pour les crétins de français ? ». Mais Ariel maîtrisait déjà pas mal d’espagnol, ce qui est bien pratique. Comment dit-on en wolof : « t'as pas 100 balles pour dépanner un toubab ? ". Voilà une expression qui nous ouvrirait des portes cachées au Sénégal, peut-être… Lorsqu’on ne maîtrise pas (encore) la langue, il reste le désir d’aller vers l’autre, de vaincre sa timidité jusqu’à parler avec les mains, pour amorcer le lien.
Ni touriste ni anthropologue
Le dernier facteur, celui de la distance sociale est bien plus complexe à maîtriser, et d’ailleurs il ne se maîtrise pas. Trop prospère pour les uns, pas assez prospère pour les autres, tout au plus peut-on espérer, en s’informant de la culture et des coutumes et en s’y conformant dans la mesure du possible, montrer qu’on est civilisé au sens local du terme. Par exemple, les navigateurs qui veulent visiter les Iles Loyauté en nouvelle Calédonie doivent apprendre les règles d e la coutume, savoir quels ingrédients de base (sucre, café, riz) et combien d’argent symbolique il faut envelopper d’un pagne, et à qui tendre le paquet en demandant la permission de circuler sur les terres. Ceux qui ne veulent pas apprendre ces pratiques simples ne rencontreront les Kanaks que dans un rapport marchand et ne verront de la culture locale que la version théâtralisée pour les touristes. Dans d’autres régions du monde, la tenue vestimentaire, la disponibilité à marchander ou bien le rapport tranquille au temps qui passe feront la différence. En quelques sortes, il faudrait se préparer à chaque nouvea u pays en étudiant les coutumes locales bien plus qu’un touriste moyen, même si on n’atteindra pas la finesse d’un anthropologue !
Rencontres singulières
Dans la rubrique « singularités » de ce blog, nous allons parler de personnages qui nous ont touchés plus particulièrement. Il s’agit de ceux qui nous semblent avoir fait un choix de libre action et libre pensée par rapport à leur cadre d’origine. Ceux qui vont à contre courant, ou plutôt ceux qui circulent à la marge de leur propre système, des gens peu conformes aux attentes de leur propre société, circulant aux frontières des règles et de codes. Il s’agit sans doute pour nous d’y reconnaître nos frères en matière de diminution du train de vie, ou en matière de pensée reflexive sur les choix fondamentaux.