Epaule contre épaule, Gabriela et moi ouvrons les moules brûlantes pour en extraire la chair dont nous voulons faire des conserves. Je copie studieusement ses gestes efficaces pour faire lâcher prise aux plus résistantes, celles qui sont plus grandes que la main ouverte, et j'apprends avec elle à éliminer les moules incrustées de fines pierres qui sinon craqueront sous la dent, ce qui gâche tout le plaisir. Nous sommes dans sa cuisine, dans la petite maison de tôle et bois qu'elle a choisie lorsque le gouvernement a proposé aux quelques dizaines de derniers kawésqar habitant encore dans le campement d'en face, de franchir le grand saut pour habiter sous un toit, coucher dans un lit, disposer de lumière électrique et de télévision. Nous ne savons pas comment s'est passé ce changement, mais aujourd'hui, elle se déclare contente de son sort. Elle n'a plus jamais froid. La maison a une jolie vue, orientée vers le campement, ce qui lui permet de voir le panache de fumée lorsque son homme séjourne en face. Car le campement n'est toujours pas totalement abandonné et Raul y va encore régulièrement pour prolonger le mode de vie traditionnel en chassant, pêchant, récoltant des clams et des moules. Il fait maintenant aussi fumer ces dernières au feu de bois pour procurer un revenu au ménage en les vendant (1). D'ailleurs, les coquillages frais que nous venons de faire ouvrir à la vapeur viennent de là, soustraits à la dernière fournée de fumage par un coup de fil de Gabriela à son compagnon. Mais oui, ils sont équipés de téléphones portables ! Même s'ils ont parfois du mal à s'y retrouver dans les fonctionnalités sophistiquées et avec leur quasi-illettrisme résiduel, en tant que membres de la dernière génération ayant échappé à la scolarité obligatoire.
Sur le côté de l'évier gisent quelques poignées de coquillages que Maria-Isabel a mis de côté avant la cuisson pour s'en régaler plus tard, crus avec un filet de citron. Je suis contente qu'elle se serve si simplement, il y en a largement assez, dans un sac de quinze kilos ! Maria-Isabel est une des filles de Gabriela, revenue vivre « dans les canaux » comme ils disent, après avoir passé une bonne partie de sa vie sur le continent. Elle occupe la maison d'à côté. Quand on cherche l'une, souvent on la trouve chez l'autre. Et elle a montré autant d'intérêt que sa mère à l'idée d'apprendre avec nous à faire des conserves en bocaux, comme alternative au fumage pour les moules, ou bien pour conserver d'autres aliments. C'est Maria-Isabel que nous avons rencontré la première, à l'école, lorsqu'Ariel a trouvé les mots justes pour parler au maitre d'école de notre désir de faire la connaissances des derniers « originaires » , car on ne dit jamais « indiens ». Rien de plus simple, nous a dit le maitre d'école, l'une d'entre eux est justement assistante à la maternelle, la porte d'à côté. Jamais nous n'oublierons l'effet magique que nous a fait notre première visite à la maison de Maria-Isabel, quelques jours plus tard, notre dernier paquet de pâte de goyave brésilienne en main, comme offrande de rencontre. Visite au cours de laquelle le premier contact s'est établi autour d'un échange à propos des oiseaux. La question qu'Ariel se posait depuis longtemps sur la survie des colibris de la région pendant le dur hiver austral trouvait enfin sa réponse dans un récit délicat et émouvant, évocation d'une scène de l'enfance de Maria-Isabel, quand elle-même, petite fille observatrice, s'était posé la question et avait interrogé sa mère. Comment fait pendant l'hiver le petit oiseau qui a tant besoin de sucre pour faire battre ses ailes si vite ? Elle se remémore comment sa mère lui a raconté le nid, la position renversée, la longue hibernation, la goutte d'eau qui gèle au bout du bec et qui signalera la fin de l'hiver en fondant. Récit qui en a entrainé un autre à propos du canard quetru qui vit en couple inséparable et dont le survivant meurt de chagrin si son conjoint est tué. Comme elle nous a touchés, cette femme, avec son regard ému par ces évocations, sa voix douce et son plaisir si visible à parler de la nature de son enfance ! Maria-Isabel, comme ses frères et sœurs, est née au campement il y a une quarantaine d'années (2), mais a été soustraite précocement, pour raison de santé, à cette vie qu'elle évoque aujourd'hui avec tant de sensibilité. Touchante première visite, suivie d'autres et d'invitations à bord de Skol, avant que prenne forme le projet de fabrication de conserves artisanales.
Pendant que nous les femmes nous occupons des coquillages, Ariel remonte du bois car il en faudra encore beaucoup pour nourrir le poêle. (Il fait ça comme s'il était chez lui, comme il a fait aussi pour Maria, l'aubergiste : les femmes ont besoin d'un coup de main pour monter leur bois.) Puis il est envoyé faire les courses, expédition pendant laquelle il sera retenu par plusieurs invitations à entrer dans les maisons des pêcheurs, ce qui au final lui fera oublier l'objet essentiel de sa déambulation, qui était de rapporter un poulet que nous allions pouvoir ainsi manger ensemble, pendant la longue stérilisation des bocaux. Heureusement, il a réussi à convaincre le commerçant du bout du village de lui donner quelques branches de persil avec leurs racines, en prétendant qu'il voulait les faire pousser dans le bateau alors qu'il s'agissait en fait de les rapporter à Gabriela qui, sinon, ne les aurait pas obtenues. Combien de voyageurs en bateau rendent ce genre de petits services ? L'histoire du poulet oublié vaudra à Ariel bien des taquineries, après les moqueries complices que nous avons eues entre femmes à propos de sa si longue absence pour de si simples courses. C'est là que j'ai réalisé que le système familial kawésqar est matriarcal, ce qu'elles m'ont confirmé, ce qui a expliqué bien des choses à mes yeux. (3)
(Crédit photo : Patricio Guzmán)
Avant de lancer la stérilisation, je prends le temps de montrer à ces dames comment la forme des couvercles métalliques leur donne un ressort qui montrera plus tard que le vide s'est bien installé dans le bocal (4). Puis, pendant que le poêle maintient une douce ébullition dans la grande marmite, nous bavardons en partageant le poulet qu'elles ont sorti de leur propre congélateur, simplement. Est-ce cette fois-ci que nous avons parlé de nos expériences africaines et qu'Ariel les a fait rire avec les histoires de polygamie ? Ou que j'ai questionné Gabriela sur la forme des voiles des canoes kawesqar en lui montrant des photos de voiles de pirogues sénégalaises ? Je crois que c'est cette fois-là en tout cas que nous avons plus longuement parlé des droits des kawésqar sur le territoire, théoriquement reconnus par l'état chilien. En tant que « propriétaires » des canaux et de leurs iles, qu'ils connaissent par cœur, il semble qu'ils sont tout juste dispensés de solliciter une autorisation de l'Armada quand ils souhaitent se déplacer. Mais qui leur demande leur avis quand il s'agit d'autoriser d'autres à pêcher, prélever du bois, de l'eau, du minerai ? Combien de voyageurs prennent la peine de rendre une visite protocolaire à la cheffe de famille locale pour se présenter et solliciter courtoisement une sorte de « permission » de parcourir le territoire avec le voilier, ou la permission d'y revenir plus tard, comme nous l'avons fait avant de partir ? (5) Peut-être sont-ils découragés de le faire par les termes dévalorisants par lesquels la présence des derniers kawesqar à Puerto Eden est mentionnée dans le guide de navigation que nous partageons tous.
Avant que la stérilisation prenne fin, Ariel prend la liberté de taquiner à son tour Gabriela sur la célébrité cinématographique car nous avons visionné la veille un documentaire de Patricio Guzmán 6) dans lequel elle est mise en exergue, parlant en langage kawésqar de la navigation dans les canaux, telle qu'elle l'a connue dans son enfance. Ils sont nombreux, les cinéastes, photographes, anthropologues et journalistes, à venir la voir, elle, une des dernières locutrices du langage kawesqar, qui refuse pourtant de répondre aux demandes de l'état d'organiser une transmission de la langue pour ne pas qu'elle se perde. Il n'est pas certain qu'elle réalise que la langue disparaitra complètement avec elle, puisque sa fille la parle insuffisamment et que ses petits-enfants ne la pratiquent pas. Mais j'ai plutôt l'intuition qu'elle s'en moque. Elle vit dans le présent et ne se soucie pas de ce qui se passera après elle. Tout comme elle refuse de répondre aux questions portant sur les générations avant la sienne, se contentant de répondre à ses interlocuteurs lorsqu'elle détient une réponse de première main. Rapport à la temporalité, rapport à la vérité.
Il s'est dit tant de choses, le jour des bocaux, mais aussi lors de nos autres visites, que je mélange peut-être un peu les conversations. En tout cas, c'est certainement ce jour-là qu'Ariel a répété de manière un peu provocatrice un propos entendu ailleurs, qui faisait du chien un possible cobaye sacrificiel pour vérifier l'absence de toxine de « marea roja » dans une récolte de coquillages. Il s'est vu vertement repris par Maria-Isabel : « Jamais le chien kawésqar ne sera utilisé ainsi ! Il est éduqué pour respecter les humains et faire sa part du travail, notamment la chasse, il la fait et donc il fait partie de la famille. Il couche dehors mais il mange la même chose que la famille.» Nous avons pu constater, en effet, combien le vieux chien de Maria-Isabel était adorable et combien Rallo, celui de Raul, lui était attaché. Le pauvre Rallo a frémit d'inquiétude, sur le quai, pendant que son maître disparaissait dans les entrailles de Skol, le temps d'un maté. C'est en partie à cause de ces histoires de chiens qu'à la fin de notre séjour, quand est venu le moment de dire au-revoir, de se tenir longuement les mains et s'embrasser une dernière fois, Ariel a murmuré à l'oreille de Gabriela « ils sont tous fous, ici à Puerto Eden, sauf vous autres kawésqar ! ». Ce qui l'a bien fait rigoler, une fois de plus. Elle nous a souhaité bon voyage, prédisant un vent du sud qui allait nous porter jusqu'au Golfe des Peines, aux confins de leur territoire. Elle savait, naturellement.
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Nous leur avons acheté une grosse grappe de ces moules, fumées par Raoul. Un vrai régal ! Sèches en grignotage ou ré humectées pour un plat mijoté.
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Maria-Isabel connait son lieu de naissance et sans doute la date. Ce n'est pas le cas de sa mère, qui est née « dans les canaux » à une date inconnue, il y a sans doute soixante-dix à quatre-vingts ans. Les kawesqar ne disposaient pas de système d'écriture ni de calendrier. Aujourd'hui, Maria-Isabel manipule son ordinateur aussi aisément que les joncs avec lesquelles elle fabrique les paniers selon la technique ancestrale que partagent les peuples nomades de Patagonie.
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Par exemple, pourquoi Maria-Isabelle semblait si bien avec son statut de divorcée et Gabriela avec les absences longues de Raoul et surtout, la source probable des tensions entre Maria-Isabel et sa propre fille, qui vit à l'autre bout du village, mariée à un chilien descendant des colons, de culture patriarcale. Les idées de Maria-Isabel et de son gendre sur la légitimité respective de la parole de l'homme ou de la femme dans un foyer divergent tant !
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Il ne s'agirait pas pour nous de transmettre un procédé de conservation qui les exposerait ou exposerait les consommateurs de leurs produits à des risques sanitaires.
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C'est pourtant ainsi qu'il est d'usage de procéder, par exemple en Nouvelle Calédonie, lorsqu'on souhaite naviguer ou séjourner dans les Iles Loyauté. Je me souviens du petit paquet, riz, café, sucre, enveloppé dans un pagne, que j'avais tendu à la vieille Leo, de la tribu Teuta, avec quelques mots simples pour expliquer ma démarche et montrer mon respect lorsque j'avais été accueillie pour quelques jours à Ouvéa avec ma fille.
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Le Boutons de Nacre, 2015. D'où est tiré le portrait de Gabriela qui illustre cette note. Nous n'avons jamais sorti l'appareil photo chez elles ni lorsqu'elles/ils sont venu(e)s à notre bord.
Note : Les kawésqar ont survécu un peu plus longtemps que d'autres peuples originaires du grand sud, parce que leur territoire (une myriade d'iles entre Magellan et Golfo de Penas) est impropre à la culture et à l'élevage. Ils ont donc moins été exploités comme esclaves et moins massacrés par les colons convoitant ou ayant accaparé la terre. Mais ils ont tout de même subi l'évangélisation forcée, les maladies contractées suite aux contacts avec les colons, et les tueries du fait des chasseurs d'otaries et de loutres venus de Chiloe, qui, non content de s'accaparer un gibier qui leur était essentiel, ne toléraient pas la concurrence sur cette source d'enrichissement.
Comment entrer en contact avec des personnes dont l'histoire est si cruelle ? Comment ne pas tomber dans le piège de l'interview, du tourisme photographique, voire de la visite zoologique ? Ariel n'ambitionnait rien de moins que de devenir « ami » avec quelques-uns d'entre eux. Finalement c'est surtout avec ces deux femmes que nous avons pu établir et faire fleurir une relation. Nous verrons peu Raul et encore moins son frère Nelson.
Bonjour à vous,
Quelle très belle rencontre à nouveau, en toute authenticité et simplicité; ca donne des frissons rien qu'à vous lire.
Très bonne continuation à vous.
Rédigé par : Yvon | 17 juillet 2016 à 08:29
Toujours aussi émouvant votre voyage : MERCI !!!!
Bonne continuation,
Lolotte
Rédigé par : Laurence Leray | 17 juillet 2016 à 14:24
@ Yvon : une des plus précieuses de notre voyage à ce jour.
@ Lolotte: Merci ! Et quand est-ce que toi tu donnes des nouvelles de toute la petite famille ?
Rédigé par : Isabelle | 19 juillet 2016 à 05:16