Loin de nous l'idée de collectionner les glaciers, comme pour publier un tableau de chasse. Au contraire, nous cherchons à faire de chacune de ces rencontres avec la grandeur et la force des coulées de glace un moment exceptionnel. Aussi, quand nous avons entendu des échanges en anglais à la radio et réalisé que plusieurs autres voiliers se trouvaient dans les parages (1), nous avons failli renoncer à lui rendre visite. Mais la prudence d'un suédois, la précipitation d'un anglais et le désintérêt de quelques autres ont permis, très fortuitement, que notre face à face matinal avec Tempano soit un vrai tête à tête (2).
Même si ce n'est pas le premier, l'impression est grandiose, une fois de plus. Sa face très particulière nous domine et nous effraie un peu. Il semble hésiter au bord de quelque chose, au bord de la roche, comme s'il résistait devant l'inéluctable perte de son statut de glacier maritime. Car seule une faible fraction de son front baigne encore dans l'eau. Déjà, les roches dures qu'il n'a pas arasées au cours des derniers siècles percent comme des dents. Alors que nous l'approchons, toutes les cartes de cette zone, même les plus récentes, nous signalent que nous naviguons dans la glace. Là où s'avançait encore la langue de glace il y a quelques décennies. Le glacier, en se retirant, a livré au regard un profil de rivage inconnu des cartographes, qui ne sera retranscrit qu'à la prochaine mise à jour, à partir des photos satellites. Les berges témoignent du travail de conquête par le règne végétal des terrains mis à nu. A la roche dénudée succède un lichen rouge, puis des mousses verdissent le sol, avant l'apparition des arbustes. La limite des arbres correspond à la position la plus avancée de ce glacier, telle que l'homme cartographe l'a connue. Les arbres n'ont pas encore eu le temps de reconquérir le territoire, c'est dire la vitesse cosmique à laquelle le retrait s'est produit.
Les glaciers frères communiquent-ils entre eux ? Pio XI et Tempano savent-ils qu'ils vivent tous les deux les effets du réchauffement climatique, mais de manière dramatiquement différente ? L'un avance considérablement, l'autre recule significativement (3). Nos amies de Puerto Eden nous parleront à leur manière de ces changements, car des représentants du peuple kawésqar participent chaque année aux opérations de comptage des Huemuls, petits cervidés en voie de disparition, dont une partie de la population vit à proximité des glaciers. Elles évoqueront sans état d'âme le retrait de Tempano, mentionnant avec un sourire l'année où sa face déversait encore totalement dans l'eau. Ce changement-là ne les remue pas autant que l'avancée de PioXI, que Maria-Isabel qualifiera d' « horrible ». A son dernier voyage dans le seño Eyre, où il se déverse, elle a constaté que la plage où elle espérait cueillir des joncs destinés à la fabrication de paniers traditionnels avait été démolie par la glace et que tant d'arbres et arbustes précieux étaient ravagés par la poussée des blocs monstrueux. Peut-être même qu'un ancien site de campement traditionnel avait disparu lui aussi. Ces différences dans leur appréciation des changements en cours nous en disent un peu plus sur leur rapport au territoire, sur la valeur qu'ont, pour le peuple des canaux, les végétaux et animaux et ce qui nous semble une indifférence de leur part vis-à-vis du règne minéral (4). Quant au changement climatique, elles le constatent sans chagrin et sans inquiétude, et ce n'est pas uniquement parce que la baisse de pluviométrie est plutôt une bonne nouvelle dans les canaux !
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Nous croisions alors un des groupes de la tribu Patagonie 2016-2017. Leur présence nous a conduits à écourter notre visite à ce glacier et avancer notre arrivée à Puerto Eden de quelques jours. Bien nous en a pris, car Gabriela et Raul faisaient leurs bagages en vue d'un voyage à Punta Arenas ! Nous avons failli les rater.
- Cette photo a été prise par Ariel en s'éloignant du bateau en annexe, une oreille à l'écoute des grondements et fractures, pour avoir le temps de réagir en cas de chûte d'un block de grande taille.
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Tempano et Pio XI émanent tous les deux du « Campo de Hielo Sur », leurs fronts sont à quelques dizaines de miles de distance, à vol d'oiseau. La plupart des glaciers reculent. Les glaciologues expliquent l'avancée horizontale des autres par un effet de lubrification plus important des couches inférieures, peut-être en association avec un ensoleillement différent et un profil de vallée moins accidenté, facilitant le glissement.
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Maria-Isabel et Gabriela ont une multitude d'histoires et d'informations pour nous sur les plantes et les animaux, mais aucune sur les roches ni la glace.
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