Notre dernier propos, intitulé Intermède était illustré de deux portraits d'habitants de Puerto Eden. Maria-Isabel d'un coté et Aliro-le-vieux, de l'autre, comptent parmi ceux qui ont agité la main depuis les balcons et les passerelles à notre arrivée. Certains edeninos avaient reconnu la silhouette de Skol, d'autres la voix d'Ariel sur le canal 16, annonçant notre arrivée aux autorités. Les gestes disaient viens boire un cafecito chez moi quand tu débarqueras. Il s'en fallait encore d'une paire d'heures, à cause du passage obligé à la capitania de puerto (1). Par leur salut d'accueil, Maria-Isabel et Aliro-le-vieux montraient chacun du plaisir à la perspective de nous revoir. Tandis que l'une était tranquille l'autre était impatient. Du moins ainsi percevions-nous les choses, comme un écho lointain de nos contacts avec eux l'an dernier. Cette intuition s'est révélée exacte par la suite. Avec le recul, j'en viens à penser que cette différence d'attente, d'attitude, perceptible dès les retrouvailles, trahissait quelque chose de plus profond, représentatif de l'ensemble du village. Un rapport à soi et à l'autre plein et riche dans le cas des indigènes et moins serein dans le cas des autres villageois.
Les premières habitations vers lesquelles nous nous dirigeons sont celles des kawésqar. Nous avons encore une formalité à y accomplir, la plus importante à nos yeux : leur offrir des petits cadeaux rapportés de France et de Chiloé en remerciement pour la navigation paisible dans leur territoire, avant de reprendre, espérons-nous, le fil de nos conversations antérieures (2). Très vite, nous apprenons que Gabriela, la doyenne va partir le surlendemain vers la capitale de région Punta Arenas pour un rendez-vous de routine médicale. Ce village est tellement isolé du reste du pays que le voyage complet, bateau, bus et attente compris, pourrait durer plusieurs semaines, voire un bon mois. (3) Quel dommage ! Nous avions tant envie de l'emmener naviguer à la voile ! Vous irez avec Maria-Isabel, nous recommande Gabriela avec un sourire radieux, malgré sa déception. Et pour moi, nous verrons à mon retour, si vous êtes encore là ! Pour le moment, profitons de la journée de demain pour passer du bon temps ensemble. Ainsi reprend son cours la relation détendue, plaisante que nous avions avec eux. Notre proposition de nous charger du repas est acceptée avec simplicité (4) et la journée du samedi passe au coin du poêle, à bavarder, rire, questionner. Les visites aux autres villageois sont reportées au surlendemain, tout naturellement.
Maria-Isabel et Aliro-le-vieux ne se parlent guère. Pourtant, ils auraient de nombreuses raisons de s'adresser la parole régulièrement, quotidiennement. Le simple fait de résider pendant des décennies dans un même petit village de quelques dizaines d'âmes serait déjà suffisant. On peut imaginer en outre qu'être voisins distants de deux cent cinquante mètres seulement, au milieu d'une localité répartie le long d'une maigre voie de circulation, la fameuse passerelle, provoque des interactions. Mais non. Plus étonnant encore, Maria-José, fille de Maria-Isabel, a épousé Aliro-le-jeune, fils d'Aliro-le-vieux, ce qui fait d'eux les grands-parents des trois adorables gamines sang-mêlé nées de cette union. Malheureusement, pour des raisons différentes et au fils d'histoires familiales singulières il se trouve que Maria-Isabel ne parle plus beaucoup avec sa fille et qu'Aliro ne parle pas souvent avec son fils. Maria-José, jeune femme d'origine indigène et Aliro-le-jeune, non-indigène, rencontrent peut-être les difficultés du mariage mixte, qui sait ? Comment garder des relations harmonieuses avec un lignage matriarcal et un lignage patriarcal ? Difficile pour nous d'interroger, dans une langue étrangère, ce qui ne peut s'énoncer clairement, ce qui ne s'évoque qu'à demi-mot, en phrases inachevées. Cette petite famille vit à l'extrémité du village, au bout de la passerelle, un peu à l'écart du reste de la communauté (5). Maria-Isabel côtoie tout de même régulièrement ses petites-filles grâce à son emploi à l'école du village comme éducatrice de jeunes enfants. Le grand-père, lui, pourtant volubile chaque fois que nous lui rendons visite, ne parle pas beaucoup de ses petites-filles qu'il ne voit sans doute guère. Aliro-le-vieux est un isolement à lui tout seul. Il a très peu d'amis et se plaint à nous de sa solitude, plus prononcée depuis le décès de sa femme. Il multiplie les demandes et propositions pour profiter de notre compagnie. Activités autour de la pêche au crabe, dont nous reparlerons plus tard, invitations fréquentes à prendre un café et converser, demande d'aide comme coiffeuse pour moi, demande d'aide pour la coupe de bois pour Ariel, tout lui est bon et il en demande toujours plus.
En réalité, à Puerto Eden, c'est quasiment la moitié du village qui ne cause guère à l'autre, et même encore pire, chacun semble n'avoir que quelques rares amis et oublier le reste de la communauté. Moins on parle à autrui, plus on se fait d'idées (fausses) sur ses intentions, ses problèmes, ses priorités et si nous avions tenu pour vrai ce que chacun de ceux que nous avons fréquenté disait à propos de ses voisins, nous aurions raté des moments…. Intéressants. Nous aurions aussi, peut-être, évité par trois fois de cuisiner pour rien, nos invités ayant accepté l'invitation pour finalement ne pas se montrer à l'heure dite, sans même prévenir.
Il nous a semblé que seuls les indigènes étaient fiables en matière d'invitations données et reçue, comme s'ils habitaient mieux le présent et accordaient plus de valeur à la rencontre avec deux étrangers curieux et enthousiastes. Les autres ont été accueillants aussi, mais d'une manière souvent plus opportuniste, profitant d'un coup de main ou cherchant l'opportunité de nous vendre quelque chose. Il faut parfois vivre des moments surprenants pour accéder à un autre niveau de compréhension des choses. Par exemple, en participant au déchargement du navire de Puerto Eden, le jour où devait arriver notre si longuement espérée commande de produits frais, Ariel a pu observer que pendant l'espace d'une paire d'heures, les distances et animosités entre hommes s'effacent devant la tâche collectivisée du transbordement des vivres, meubles, matériaux et carburants destinés aux besoins du village, opération qui se fait dans les rires et la coopération la plus intense. Sitôt le grand navire délesté et la charge répartie dans les diverses embarcations locales agglutinées à son cul, chacun repart de son côté sans un salut. Les quelques sportifs se retrouveront régulièrement sur le petit terrain de foot pour affronter l'équipe des carabiniers mais se sépareront sitôt la partie finie. Il n'y a pas de bar où s'engager dans une troisième mi-temps au cours de laquelle les nouvelles pourraient circuler. Comme manifestation de cette absence de partage communautaire, nous avons croisé pas moins de cinq versions différentes de la solution au problème des chiens-agressifs-qui-sévissaient-sur-les-passerelles-l'an-dernier (6). Pas moyen de savoir laquelle est la vraie. Le seul rassemblement régulier potentiel des hommes et des femmes de la localité est la « junta de vecinos », le comité des voisins, mais la présence systématique à cette réunion de représentants des forces armées n'en fait sans doute pas un lieu de libre questionnement.
L'isolement concerne donc tout le monde dans ce petit bled. Les indigènes sont ceux qui s'en sortent le mieux, car la bonne compagnie avec soi-même fait partie de leur culture. Même séparée de son compagnon et en distance avec sa fille, Maria-Isabel ne se plaint jamais de solitude. Elle se déclare même plutôt mieux sans un homme à la maison ! Les résidents non indigènes, s'ils ne sont pas mentalement armés pour y résister, émigrent vers le continent ou bien y retournent, à la recherche d'une vie matérielle et sociale moins âpre. Quant aux résidents non permanents, ils supportent plus ou moins bien les quelques années de leur affectation à l'école ou aux casernes édenines. Le couple d'aubergistes a trouvé une solution originale pour sortir de l'isolement, vivant en alternance à Puerto Eden et sur le continent. Ils partent chacun son tour pour que l'hospedaje reste ouvert toute l'année. Ainsi, nous avions fait la connaissance de Maria seule l'an dernier, nous avons découvert José seul en arrivant cette année et puis nous avons eu le plaisir de les voir en couple quelques jours, car Maria est revenue de son escapade annuelle pendant notre présence au mouillage en face de leur petit quai de bois.
Avec le recul, nous nous demandons dans quelle mesure ce minuscule village pourrait n'être qu'un exemple exacerbé des difficultés de lien familial que nous avons le sentiment de croiser si souvent depuis notre entrée au Chili. Couples séparés, familles désunies, enfants partis et oubliés. Une jeune femme de Chiloé nous a un jour fourni sa lecture de ces phénomènes, les rattachant à la période qui a immédiatement suivi la fin de la Dictature. Selon elle, d'un seul coup lors du retour à la démocratie « sous surveillance », les mœurs se sont relâchées brutalement, les gens voulaient faire la fête, les solidarités se sont délitées, les engagements étaient fuis. Il s'agissait de se remettre de treize années de contrôle social extrêmement serré, avec la menace permanente d'une possible dénonciation pouvant conduire à la prison, à la torture, à la disparition pure et simple (7). Il s'agissait aussi de ne pas voir que les militaires et les grandes familles avaient verrouillé le système économique et politique pour ne pas être poursuivis et continuer leurs petites affaires, ce qui verrouillait la parole de toute la population. Toutes ces variantes de l'isolement dont nous sommes témoins parleraient-elles de la blessure d'une société qui n'aurait pas encore assez nommé les crimes de sa propre histoire, les anciens, avec le massacre des indigènes et les récents de l'épisode Pinochet et qui, ainsi, resterait déconnectée d'elle-même et laisserait se déliter le lien social ?
Pendant notre séjour au Paradis des Isolés, nous aurons l'occasion de passer de longs moments avec Maria-Isabel et avec Aliro-le-vieux, mais indépendamment l'un de l'autre, dans le respect de leur distance l'un à l'autre.
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Ariel s'est offert le plaisir de souhaiter la bienvenue au nouveau Capitaine fraichement arrivé, ce qui a un instant désarçonné l'officier. Ils n'ont pas l'habitude d'avoir affaire à des navigateurs étrangers qui se sentent aussi à l'aise !
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Par une sorte de superstition, nous n'avions pas téléphoné en partant de Chiloé pour confirmer notre retour. Nos derniers échanges dataient donc de plusieurs mois. Tout doute, dont nous avions été parfois fugacement pris, disparut à l'instant du face à face. Non seulement ils ne nous avaient pas oubliés, mais ils nous attendaient de pied ferme, avec cette espèce d'impatience légère qui ne culpabilise personne. Le jour de notre arrivée, ils ont comme tout le monde entendu l'annonce radio de notre arrivée et Gabriela a immédiatement ordonné à Raul de préparer la pâte à beignet pour une collation de bienvenue, tant elle était sûre qu'on viendrait lui rendre visite le jour même !
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Nous comprendrons plus tard que l'incapacité dans laquelle Gabriela se trouve de nous préciser une date de retour relève non seulement des aléas de transport mais aussi de la culture kawésqar qui ne s'encombre pas de planification à long terme.
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Au menu : Sierra (Thazard) du Golfe des Peines , Ratatouille Française, Patates Natives de Chiloé
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Peut-être aurons-nous l'occasion de faire connaissance avec Maria-José et Aliro-le-jeune la prochaine fois.
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A) Le chien leader est mort. B) Les services sanitaires ont emporté les chiens agressifs. C) Quelqu'un les a tués. D) Ils sont morts de maladie ou de vieillesse ou en combattant entre eux. E) Des pêcheurs les ont embarqués vers l'île voisine, là où il y a la décharge du village.
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la denuncia, nous a-t'on dit, existe encore maintenant bien qu'avec des conséquences moins dramatiques