Ils sont arrivés les bras chargés de cadeaux, bricoles, petits riens précieux, chocolat à 86% de cacao, moutarde de Dijon, une bouteille d'anisette des frères Gras, un camembert au lait cru. Ils apportent aussi des pièces techniques et le courrier que nous avions fait expédier chez eux dans les dernières semaines. On abusait à l'avance de leur autorisation de poids de bagage pour éviter les tracasseries douanières que les colis postaux encourent. Le camembert était illégal, mais ils ne le savaient pas, tant mieux.
Mon amie Sylvie avait décidé depuis très longtemps qu'elle viendrait nous rendre visite pendant notre voyage, qu'elle profiterait de ma vie itinérante pour s'offrir des voyages auxquels elle n'aurait pas pensé ou qu'elle n'aurait pas osé entreprendre. Elle n'est pas la seule à avoir ainsi caressé l'idée de nous retrouver de l'autre côté d'un océan mais elle est la première à le faire. Le projet d'accueillir ma meilleure amie, avait remué en moi, dans les dernières semaines avant son arrivée, une sensation de manque, le manque de papotages de femmes. Les mamotages comme dit Ariel avec un brin de moquerie, moquerie de celui qui ne comprend pas comment on peut parler des heures durant de choses intimes, sans qu'il s'agisse d'un débat, de manière parfois circulaire mais qui ne tourne jamais en rond. Bref, quoi qu'il en dise, ça me manquait, et ce manque pesait sur l'ambiance du bord car c'est de mon homme, du coup, que j'attendais ce type d'écoute qu'il n'affectionne pas particulièrement.
Il s'agissait pour nous du premier exercice du rôle d'hôtes dans un pays qui n'est pas le nôtre. Mission impossible ! L'Argentine est immense et les seules choses vraiment spectaculaires à voir se trouvent à des heures et des jours de route de Mar Del Plata, ville qui elle-même présente tellement peu d'intérêt que le guide du routard n'en parle même pas. Pas de musée intéressant, pas de centre-ville de caractère, pas de parc botanique aux essences rares, pas de route panoramique à couper le souffle aux alentours, ils n'étaient pas gâtés. Voilà ce qui arrive quand on choisit de traverser un océan pour aller rejoindre un bateau en fonction de ses dates de vacances sans enquêter au préalable sur le pays où on va ! (1). Ou bien voilà ce qui arrive quand on privilégie qui on va voir sur où on va. Il faut dire aussi que prendre rendez-vous avec nous est difficile. Nous avons du mal à nous engager en même temps sur un lieu de rendez-vous ET une date. Aux questions « où puis-je vous rejoindre dans 4 mois ? » , « où serez-vous pendant les vacances de pâques ? » il nous est bien difficile de répondre. Alors merci à celles et ceux qui ont accepté et accepteront de prendre un billet d'avion sans savoir à l'avance très exactement où aura lieu la rencontre….
Nous étions un peu inquiets de l'écart qui n'aurait pas manqué de se creuser entre nos modes de vie et imaginions qu'il serait peut-être délicat de tricoter le fil d'une visite de vacanciers, centrée sur la découverte et le plaisir, avec nos grosses aiguilles de baroudeurs rustiques. Les visiteurs sont en parenthèse de leur vie ordinaire tandis que nous sommes en plein dans notre vie ordinaire. Alain et Sylvie sont isolés en pays étranger et ne parlent guère que le français, tandis que nous avons ici des contacts en espagnol et en anglais depuis notre premier passage, il y a deux mois (2). Ils sont hors d'Europe pour la première fois de leur vie et beaucoup de choses qui leur sont nouvelles ne le sont plus pour nous depuis longtemps. Mais ils ont aussi leur façon à eux d'envisager ce premier séjour en pays non européen, choisissant la tranquillité et les environnements sécurisés plutôt que l'aventure ou la frénésie de visite. Nous voilà donc en programme semi-citadin, mêlant petites pauses café ou glaces en tête à tête et cours de Tango, bricolages dans le cockpit et soirées à bord en musique, diners à terre dans l'appartement que nos amis Françoise et José leurs louent et rencontre avec une famille plus modeste, et bien sûr une petite sortie en mer par beau temps, en passant devant la colonie de phoques (3). Nous passons deux nuits à terre dans un lit qui ne nous berce pas en douceur, ils passent deux nuits à bord, dans une couchette plus étroite qu'un lit ordinaire. Notre bateau est, de toutes manières, trop petit pour héberger des visiteurs au-delà d'une ou deux nuits consécutives. Temps à deux, temps à quatre, temps à plus. Nos deux hommes cherchent leur place autour du duo de femmes qui se retrouve toujours comme s'il s'était séparé la veille. Ils font connaissance autour de la musique : les quatre temps du rock, les huit temps du tango et le balancement lancinant des bossa novas de Marcio Faraco, qu'Ariel avait à bord, dont Alain s'est entiché et qu'il cherche à maitriser à la guitare, jour après jour. Ça nous donne un délicieux petit avant-goût de Brésil. Avec un plaisir teinté de surprise, je découvre moi aussi Alain, que je croisais depuis des années aux côtés de Sylvie sans vraiment avoir pris le temps de faire sa connaissance, tant les mamotages prenaient de place dans nos rencontres ! (4)
A notre grand étonnement, cette visite, au lieu de tendre encore plus l'ambiance du bord à cause des contraintes qu'elle faisait peser sur notre organisation quotidienne et du fait que c'était « mon » amie qu'on accueillait, a eu un effet étonnamment bénéfique. De manière caricaturale, nous étions dans des chamailleries quotidiennes avant leur arrivée et nous sommes en nouvelle lune de miel depuis leur départ. Comment cela s'est-il produit reste un mystère pour nous, un mystère bien agréable. Un peu de décentrement après un an d'huis-clos, de face à face impitoyable ? La satisfaction de mes besoins d'intimité féminine ? Le miroir de deux terriens qui nous renvoie les choix que nous avons faits et combien ils nous conviennent ? L'observation d'un autre couple qui rame un peu comme nous à maintenir l'harmonie au quotidien ? Des temps partagés autour de la musique ou du Tango ? Les efforts que chacun a déployés pour que cette parenthèse se passe bien ? Tout ça, sans doute, en proportion variable.
Nous voilà donc mûrs pour une autre aventure, celle du partage (partiel) de notre périple avec des visiteurs. Pas au point d'envisager, comme d'autres navigateurs le font, d'embarquer des équipiers inconnus pour renforcer l'équipage. Non, tout de même pas, ce voyage reste le nôtre. Mais nous apprécierons d'accueillir à terre ou à bord en petite navigation les gens que nous aimons. Avis aux amateurs : les grandes traversées et le Cap Horn restent pour nous deux seulement !
-
Karel, un ami d'Ariel, qui évoquait lui aussi depuis longtemps l'idée de profiter de notre voyage pour faire un tour en Amérique Latine a été catégorique : jamais dans cette partie-là du continent, c'est plat et sans intérêt, J'attendrais que vous soyez au Chili !
-
Notre capacité à communiquer dans les trois langues aide à élargir vite nos réseaux relationnels ! Plusieurs invitations à prendre un verre ou un repas étaient dans l'air, invitations auxquelles nos amis français pouvaient se joindre, selon la difficulté de la langue ou l'intérêt pour eux de la rencontre.
-
L'arbitraire des pays ex-dictatures qui n'ont pas encore totalement remis leurs corps armés au service de la population a encore frappé : la première sortie en mer a été autorisée avec mansuétude, mais la seconde a été conditionnée à une paperasserie qui promettait de nous prendre plusieurs heures, et nous avons donc renoncé. Impossible de savoir ce qui a été à l'origine de la réponse différente de la même autorité, à quelques jours d'intervalle, pour la même demande.
-
Et plus de la moitié du temps, Sylvie et Alain vivent sans nous, comme ils en ont envie et besoin : grasse matinée, shopping, balades à caractère touristique. Après tout, ils ne sont pas venus que pour nous rendre visite.
-
De fait, les prochains visiteurs sont déjà connus. En aout la maman et la sœur d'Ariel viendront nous voir au Brésil. En septembre ou octobre c'est ma fille et son chéri qui nous retrouverons en Uruguay ou en Argentine pour nous voir finir nos préparatifs pour le Grand Sud et peut-être une petite tranche de navigation. En novembre, nous embarquerons sans doute le jeune Bruce, le fils de la lagune, pour un bout de la route vers le Sud. Et à la fin de l'année, peut-être ma sœur parviendra-t'elle à s'extraire de ses contraintes pour atterrir avec tout ou partie de sa tribu, louant un camping-car pour venir nous rejoindre sans savoir à l'avance où nous serons et suivre éventuellement par la terre une partie du détroit de Magellan.