Après un mois et demi de vie au Sénégal, nous trébuchions encore sur nos schémas urbains et occidentaux. La vie au jour le jour en brousse pose des problèmes que nous ne souhaitions pas résoudre à l’occidentale et pour lesquels nous n’avions pas encore de solution locale.
Dans un pays musulman à 95%, difficile de trouver de la viande de porc. Or, la viande de porc sous forme de lard, saucisses fumées, jambons secs, se prête très bien à la conservation et tant que nous sommes restés à portée de supermarché occidental, nous avions toujours dans nos fonds quelques bouts de poitrine fumée sous vide et autres saucisses de Morteau. Nous n’achetions que très rarement du poisson frais, préférant toujours la pêche du bord et nous avions pratiquement renoncé à la viande fraîche, préférant des conserves de bœuf-chili, de viande-bolognèse ou de poulets cuisinés fabriquées nous-mêmes.
Les eaux du Sénégal sont parmi les plus poissonneuses du monde et il faut le voir pour comprendre ce que cela signifie réellement ! Chaque jour des nuées de pirogues prennent la mer à partir de toutes les villes et villages du littoral et reviennent chargées de poisson, poulpes, gros coquillages, qu’elles ont pêché parfois à quelques dizaines de mètres seulement du rivage. Le long des côtes, la navigation de nuit est réputée dangereuse pour les voiliers, à cause des centaines et milliers de filets mal signalés, et nous avons eu à affronter de véritables « barrages labyrinthiques » dans lesquels il fallait zigzaguer en tentant de repérer, aux couleurs des fanions, les flotteurs marquant les deux extrémités d’un filet pour ne pas passer au milieu.
Nous avions donc imaginé pouvoir pêcher nous-mêmes notre poisson frais en abondance. Nous avions même imaginé pouvoir mettre en conserve le surplus comme nous l’avions fait par exemple en Norvège et apprendre ici des techniques de salage-séchage-fumage. Mais non. Première déconvenue, nous n’avons pas fait le plein de thon pendant la traversée France-sénégal, j’en ai déjà parlé. Seconde déconvenue, la rade de Dakar, où nous sommes restés un mois, bloqués par les formalités douanières, est si polluée qu’il n’était pas question pour nous d’y pêcher quoi que ce soit. Et pourtant ça grouillait en permanence de petit fretin chassé par du gros. Notre courte navigation de Dakar au Saloum a permis la capture de trois thonines sympathiques, mais j’ai bêtement arrêté l’action de pêche après ces trois-là, me disant que ça suffisait pour les quelques repas à venir et qu’on pêcherait de nouveau dans quelques jours.
Et bien non. Depuis 10 jours que nous sommes dans le Saloum, nous n’avons rien pris. Pas le bon horaire (marée montante ou descendante ?), pas le bon endroit (trop près ou trop loin du rivage ?) , pas les bons appâts (leurre ou vif?), pas les bons engins (ligne, hameçons, canne, casier ?), on a l’impression d’avoir tout faux ! Et si, finalement, ce que nous avions tout faux était simplement de nous obstiner, jour après jour, à tenter de pêcher nous-mêmes ? Notre obstination est justifiée, elle s’enracine dans le plaisir qu’il y a, lorsque ça fonctionne, à gagner soi-même les proteïnes animales, chose que nous pouvons faire naturellement (pour ne pas dire consubstantiellement) à partir du bateau (1). Notre obstination s’enracine aussi dans la réalité occidentale du prix élevé de la proteïne animale. Or, ici, nous le découvrons petit à petit, le kilo de poisson frais ordinaire est au prix de la patate et celui du poisson de luxe au prix de la tomate. Seules les crevettes dépassent le prix des légumes frais et encore, pas de beaucoup. Et le poisson séché est encore moins cher que le poisson frais, malgré le travail supplémentaire et sa tenue dans le temps supérieure.
C’est là que je réalise à quel point la pêche ne m’amuse pas en elle-même, n’est pas pour moi un loisir, une occasion de méditer ou de contempler le paysage; la pêche pour moi c’est juste une activité. Et ça m’agace d’y passer tant de temps sans résultat, à démonter remonter des bas de lignes, me piquer les doigts avec des hameçons et me demander de manière lancinante « pourquoi ça ne mord pas ? ». En fait, il semble que la pêche dans le Delta n’est ni de la pêche en rivière, dont nous ignorons tout, ni de la pêche en mer, que nous ne connaissons qu’un peu. Tout un champs de compétences nouvelles à acquérir. Est-ce notre priorité ici ? C'est en tout cas un bon sujet de conversation avec les hommes, qui montrent parfois de l'étonnement à se trouver embarqués par une femme dans une discussion technique sur la forme des hameçons ! Ils commencent par répondre de manière distraitre et puis finalement donnent quelques informations précises, voire montrent un geste ou un lieu.
La solution occidentale au problème de la pêche serait de recruter un « guide de pêche » pour se faire expliquer et montrer les coins et les techniques de pêche efficaces ici. Beaucoup de blancs font cela (2). Mais nous n’avons pas très envie d’entrer dans ce schéma aux allures un peu trop touristiques de la pirogue spécialement affrétée pour les deux toubabs, accompagnés d’un ou deux noirs qui vont eux aussi pêcher à leurs cotés, histoire d’assurer tout de même qu’on ne rentre pas bredouille, à moins qu’ils ne profitent juste de l’occasion pour capturer le repas du soir pour leur propre famille. On en voit tous les jours dans les bolongs (3) et ça ne nous fait pas très envie. Alors l’habitude nous vient petit à petit d’avoir toujours dans les fonds un bout de poisson séché et nous nous réjouissons de plus en plus d’honorer leurs talents de pêcheurs en achetant leur poisson frais. Il y a aussi une très intéressante source de protéïne de longue conservation ici, sous la forme de coquillages sèchés. Des coques aux coquilles épaisses et à la chair un peu ferme sont récoltées par des groupes de femmes sur les vasières et sèchées en vue de la commercialisation qui participe au passage à l’émancipation économique des femmes du Delta (4).
La solution occidentale au problème de l’approvisionnement en produits porcins et fromagers (5) consiste à acheter - dans les grandes villes - des produits d’importation, français, espagnols ou italiens. Saucissons et camembert sont en effet disponibles pour qui ne souhaite pas renoncer à ces plaisirs incontestables. Mais nous avons accepté de renoncer à notre diversité alimentaire antérieure et aux saveurs toutes particulières de la charcuterie et la fromagerie françaises. Ça fait partie des logiques de notre voyage : s’adapter à ce qu’on trouve en route et ne pas tenter de maintenir à tout prix une table française à bord. Donc : poisson presque tous les jours, un poulet entier de temps en temps, dont la moitié passera en conserve pour plus tard et un bout de zébu encore plus rare, qu’il faudra mijoter longuement pour le rendre tendre. Pour les produits laitiers, on trouve parfois du lait caillé en portion à consommer de suite, et quelques paquets de vache qui rit, le seul « fromage » qui supporte bien la chaleur !
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1 - La culture de tomates ou de cannabis à bord serait certainement envisageable mais moins évidente, avouons-le.
2 - Les parents d’Ariel, eux-mêmes, il y a 7 ou 8 ans, ont connu ici des parties de pêche réjouissantes en pirogue.
3 - On relève à chaque fois soigneusement les horaires et endroits où ils se positionnent pour pêcher, mais même avec les jumelles, pas facile de savoir quel appât et quelle taille d’hameçon ils utilisent. Et notre espionnage ne va pas jusqu’à suivre combien de poissons ils prennent réellement.
4 - Je suis allée moi-même à la pêche aux coques, à leur manière, assise dans l’eau jusqu’à la taille et fouillant le sable du bout des doigts pour discerner les coques entières des cadavres de coques. C’est une pêche fatigante et très dure pour les extrémités des doigts mais il fait moins chaud dans l’eau et en prime peut faire pipi sans quitter son poste de travail !
5 - A notre grande surprise, il n’existe pratiquement aucune production fromagère locale. Encore une conséquence du sous-équipement en moyens de production du froid.