A peine dix jours après notre arrivée, nous avons déjà une conviction sur le Chili : ce pays prend la prévention des risques très au sérieux. En fait, je dis une bêtise, cela nous le savions déjà depuis l'an dernier. Depuis que l'éruption du volcan Calbuco n'a fait aucun mort, malgré des dizaines de milliers de maisons détruites. Souvenez-vous, la presse n'a parlé de ce volcan que quelques jours, justement parce qu'il n'y avait pas de morts pour nourrir le voyeurisme gourmand d'un public gavé d'informations sordides. La nouvelle de l'exceptionnelle réussite du plan de prévention des risques des autorités chiliennes n'a pas été considérée comme importante par la presse dominante. Mais quelques esprits curieux avaient creusé la question et publié leur admiration pour cet état de fait remarquable. Donc nous le savions déjà. Ce que nous ne savions pas, c'est comment cette obsession des risques allait se manifester concrètement dans notre cas, comment leur obsession du risque allait rentrer en conflit frontal avec notre propre inquiétude !
Après nos mésaventures « Puerto Deseadesques », nous avions en ligne de mire les quais de Punta Arenas qui présentaient le même type de risque : amarrage pouvant devenir dangereux en cas de changement de force et de direction du vent. Punta Arenas étant une escale obligatoire de formalités d'entrée dans le pays, nous avions choisi de sacrifier une nuit de sommeil pour pouvoir accoster dans la matinée, accomplir les démarches au pas de course et repartir le jour même vers un abri tous temps, en face, de l'autre côté du détroit, à quatre ou cinq heures de voile de là. Simple, efficace, ce plan de bataille s'est déroulé au mieux jusqu'au dernier grain de sable. Lorsque que nous avons sollicité la permission de repartir, elle nous a été refusée. Au prétexte de nous protéger de quelques rafales à trente nœuds - d'une magnitude parfaitement à notre mesure - la fermeture du port nous empêchait d'entreprendre ce que nous-mêmes estimions l'action la plus appropriée pour notre sécurité, en l'occurrence traverser le détroit pour nous mettre à l'abri en prévision d'un vrai mauvais temps prévu pour le lendemain à l'aube.
Les trois heures qui se sont écoulées entre le premier refus des autorités et le retour d'Ariel au bateau brandissant un papier signé, le contenu de ce papier et la manière dont les échanges se sont déroulés ont été une sacrée douche froide pour nous. Pourtant, les points de contacts radio avec l'Armada, qui avaient jalonné les cent premiers milles du détroit avaient toujours été courtois, bienveillants, malgré leur côté tatillon (1). Mais là, Ariel s'est trouvé face à un mur administratif inamovible. Le remplaçant du Capitan de Puerto parti en vacances était un jeune militaire apparemment tout juste sorti de l'école des officiers, sans doute fraichement moulé à la prévention des risques absolue et assurément totalement impréparé à notre indocilité. Terrorisé de nous laisser partir malgré les arguments qu'Ariel alignait, qu'on avait vu des choses bien plus sérieuses que ça pour arriver ici, qu'on cherchait justement à se mettre en sécurité en partant, qu'en nous immobilisant ils nous faisaient prendre des risques, que les alternatives qu'ils nous proposaient étaient encore pires (2), il restait mutique face aux questions d'Ariel sur les raisons de la fermeture du port, le détail des données météo sur lesquelles la décision s'appuyait. Il faut dire que dans notre crainte d'un « puerto deseado, épisode deux, le retour », nous étions désespérément à la recherche de tout ce qui pouvait nous permettre de comprendre cette décision afin de trouver une manière d'influer dessus. Mais j'imagine que l'idée même qu'on puisse lui demander de se justifier ne lui était jamais venue à l'esprit, à ce jeune homme. Et donc il se taisait, passait des coups de fil pour se renseigner ou se couvrir, qui sait ?
Pendant ce temps j'étais de garde au bateau, discutant avec les marins du remorqueur auquel nous étions amarrés, gentils comme tout, les marins, comprenant notre problème, bien d'accord que la météo ne justifiait pas cette fermeture du port, mais nous invitant à la docilité. Les textos volaient entre nous deux. Ariel m'informait de chacune de ses tentatives et je lui transmettais les informations et conseils que je collectais auprès des gens du cru (3). Ariel proposait qu'on parte sans permission et je demandais aux locaux ce que nous risquions. Ah. Nous risquions gros, me disaient-ils. Saisie du bateau et expulsion vers la France. Sur le coup, je les ai crus. Dans un pays dont l'histoire du dernier gouvernement militaire est aussi sanglante que celle de l'Argentine ou de l'Uruguay, on ne sait pas très bien comment la démocratie et la justice civile ont repris leurs droits. Les militaires ont un énorme pouvoir et apparemment un grand respect de la population. Qui serions-nous pour changer cet état de fait ?
C'est une question d'autorité. En France, le seul maitre à bord après Dieu, c'est le capitaine. Lui seul peut décider de prendre la mer ou pas, selon la capacité de son bateau, de son équipage et de son équipement. Ici, au Chili, c'est la force militaire qui détient le pouvoir incontestable. Ce que nous aurions risqué à prendre le large sans un papier nous y autorisant plus ou moins clairement, c'est, nous l'avons appris plus tard, non pas l'extradition mais tout de même l'arraisonnement du bateau, notre arrestation, une assignation à résidence dans un hôtel de la ville jusqu'au passage au tribunal et une grosse amende pour insubordination à l'autorité militaire. Message reçu.
Mais les chiliens ont, semble-t-il des stratégies pour cohabiter avec cette puissance décidée à les protéger mais parfois aveugle sur les moyens adéquats. Ce sont d'abord les subordonnés eux-mêmes du Capitan de Puerto de Punta Arenas, puis l'équipage du remorqueur avec lequel j'avais sympathisé qui nous ont aidés à déjouer le piège de la décision irrévocable du grand chef. Une petite ambiguïté dans le libellé d'une autorisation de partir à condition de longer la côte devenait une possibilité pour nous de prétendre, vrai ou faux, que les conditions météo avaient changé en cours de route, justifiant notre retour au programme initialement désiré et refusé : traverser le détroit.
Pendant ce temps, faisant fi de l'obligation administrative de dédouaner à Punta Arenas, nos deux compères Abraxas et Beduin avaient dormi toute la nuit avant de lever l'ancre et étaient allés directement à l'abri d'en face, où nous les avons rejoints à la nuit tombante. Bien en sécurité mais interdits de débarquer, ils sont restés quatre jours pleins assignés à résidence sur leurs voiliers, jusqu'à ce que les conditions météo leur permettent de traverser la rade pour aller montrer patte blanche à Punta Arenas. Quatre jours pendant lesquels le Capitan de Puerto de Tierra del Fuego, anglophone et courtois, leur a régulièrement rendu visite, livré des bières avec la météo du jour et a même offert à leur bord une dégustation de spécialités locales, pisco sour, ceviche et autres gourmandises cuisinées par ses soins. Dégustation à laquelle nous avons été conviés et au cours de laquelle il répondra à toutes nos questions sur les interactions avec l'armada. Quel contraste dans la manière d'exercer cette autorité !
Quelques jours plus tard, ses deux ans de poste en Terre de Feu prenant fin, il nous invitera à la cérémonie pompeuse de changement de capitan. Madame le maire et monsieur le gouverneur sont là pour remercier le capitan partant et saluer le capitan arrivant. Les carabineros et l'ejército (4) ont également envoyé des représentants en grande tenue pour assister à cette passation de pouvoir au sein de l'armada. N'ayant jamais moi-même été témoin d'une cérémonie de ce type, dans aucun pays même pas la France, je dois avouer que j'ai été amusée par le sérieux un peu ridicule du cérémonial, les grands chefs galonnés, les discours, les rituels de passation d'autorité auxquels nous avons assisté. Les hommes, le drapeau, la caserne, ont fait l'objet de salutations parfaitement exécutées et ordres dûment aboyés. Voilà donc les gens qui vont être nos seuls contacts humains pendant des semaines, si ce n'est des mois, lors de nos déambulations dans les méandres des canaux de Patagonie. Voilà ceux qui vont autoriser ou pas nos mouvements dans les seños, réclamer quotidiennement un état détaillé de notre position et de nos intentions. Ce sont, aussi, ceux à qui nous pourrons demander une météo ou un horaire de marée, un conseil pour franchir les passes difficiles et peut-être un coup de main en cas de problème. Ils seront nos gardiens aux deux sens du terme. Et comme nous avons de plein gré choisi de naviguer dans leurs eaux, autant essayer de nous entendre avec eux en respectant leur mission.
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Les autorités maritimes ici sont militaires. L'armada, c'est la navale. Les opérateurs radio nous demandaient plusieurs fois par jour des précisions sur notre position et nos intentions, demandant qu'on les rappelle quand on jetait l'ancre, et quand on la relevait et aussi quand on passait tel ou tel point particulier du trajet. Ou quand on faisait pipi, presque. Il faut dire qu'avec les plateformes pétrolières qui l'émaillent et la proximité de la frontière avec l'argentine, la zone est sensible. Je parie aussi qu'ils voulaient s'assurer qu'on ne trainerait pas dans le coin et qu'on irait bien vite faire notre entrée officielle au pays !
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Ils nous ont proposé un amarrage à couple d'un autre voilier, alors que la prévision était mouvementée pour le lendemain. On sait ce que ça a donné à Puerto Deseado, non merci !
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Eh, oui, mon espagnol est arrivé à peu près à ce niveau, tant mieux !
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La gendarmerie et l'armée de terre.