Amour à quatre
Ce groupe de rock était une histoire d’amour durable, 20 ans de magie partagée, à jouer plusieurs fois par mois, à jouer les uns pour les autres et parfois pour un public, toujours en amateurs, sans projet professionnel. Du respect pour chacun dans sa spécialité, l’alchimie des sonorités qui s’assemblent, un son rock spécifique, un répertoire bourré de clins d’oeils, bâti au cours des années.
Défection
La défection du guitariste, à la dernière minute, pour des motifs qui ressemblaient à des prétextes, et de manière brutale, a fait tomber de haut les trois autres. 10 jours avant le début de la tournée, il n’était plus possible de trouver un guitariste remplaçant et de répéter avec lui pour reconstruire une alliance, un son. La tournée a donc été annulée. Sauf le premier concert, celui qui avait tout déclenché, le concert de l’île d’Yeu. Il s’agissait d’une promesse faite par Ariel aux sauveteurs en mer « je viendrai avec mon groupe de rock vous jouer un petit morceau devant le bureau de la SNSM, lorsque le bateau sera réparé ». Entre-temps la SNSM s’était saisie de l’idée, avait décidé de programmer une grande soirée grillades et rock, fabriqué une affiche, recruté un avant-groupe, diffusé l’info à la radio locale et sur les panneaux municipaux, il n’était pas concevable pour eux d’annuler, ni pour Ariel de se dédire de sa promesse. Les trois rockers recomposent un répertoire réduit, qui permettra au bassiste de reprendre la partie guitare, moyennant beaucoup de travail au long de la dernière semaine et une seule petite répétition, dans le cockpit de Skol, deux heures avant le concert.
Concert unique
Ce n’est plus du tout le groupe de rock Incredible Commanders, qui joue ce soir-là. Un son moins riche d’un instrument, mais paradoxalement plus équilibré à mes oreilles. Malgré la fatigue et le sentiment de deuil, la musique est bonne, et même tout à fait bonne pour un public qui ne connaît pas la prestation habituelle des Commanders. Nous avons même le plaisir d’une courte envolée de blues black avec le chanteur pro d’un troquet voisin, venu partager un temps d’improvisation. Seulement voilà : le public est islais, c'est-à-dire entre-soi, et peu disposé à se laisser emporter par le rythme pour venir se trémousser, devant les voisins pour témoins. Les applaudissements sont soutenus mais il y manque la touche de folie, de débridé, qui aurait donné en retour au groupe l’énergie nécessaire à prolonger le concert jusqu’au bout de la nuit. Un court échange du milieu de soirée illustre subtilement ce décalage : « vous n’auriez pas un petit Tango ? Non madame, on est un groupe de rock, désolés.. » Pour ne pas alourdir l’atmosphère, les rockers ont un peu policé les motifs du désistement et sont restés légers sur l’effort fourni pour faire face au désistement et cette discrétion même a nourri une touche d’incompréhension. Ce concert « unique » à plusieurs titres prend fin sur une note un peu triste.
Tristesse et camaraderie
La semaine qui suit voit régner à bord, un mélange de tristesse et de camaraderie. La batterie et la guitare électrique sont rangées dans les soutes avec les amplis, et n’en sortent plus. Seuls la guitare sèche et le tambourin sonnent de temps en temps à l’unisson d’une voix qui tire joliment sur les graves. Un apéro dans le cockpit, une ballade musicale aux pieds des remparts de Port Navalo, il faut dire que la météo ne coopère pas, entre la houle qui rend malade et la pluie qui coince à bord. Les musiciens n’ont pas envie de jouer ni de plaisir à naviguer, les discussions reviennent de manière lancinante sur l’amitié, le sens de la fidélité, l’engagement. L’histoire du groupe est revisitée page par page, chacun repasse d’anciens griefs contre l’absent et regrette ce qui aurait pu être une superbe tournée rock & roll.
Rock a bord !
Et puis, alors qu’on ne l’attendait plus, à la fin de la dernière journée avant séparation, la magie s’est reformée le temps d’une soirée. Il a fallu quelques petits échanges légers et beaucoup d’attention les uns aux autres pour que cela se produise. Aucun ne souhaitait exercer de pression sur les autres, il fallait que chacun ait suffisamment envie, mais l’envie peut s’envoler si vite si on la force, si on l’examine de trop près. C’est comme le désir en amour, il faut laisser advenir la magie sans trop s’en mêler. Une caisse claire et un charleston au pied de la descente, deux petits amplis à piles au fond du carré, un micro, une stratocaster un mini public invité par texto pendant l’installation des instruments, quelques bouteilles et grignotages apéritifs. Le son occupe chaque parcelle du volume intérieur du bateau, sans saturer, est-ce qu’il existe quelque chose comme « rock intimiste » ? Le répertoire est expérimental, ils tentent de nouveaux trucs qu’ils n’ont jamais joués ensembles et reprennent leurs préférés en se calant d’un regard complice. Serge le batteur encourage Ariel à chanter plus grave que d’habitude, un peu crooner, et ça réussi bien. Laurent le bassiste promu guitariste se fait plaisir, libre de tout enjeu. De morceau en morceau, ils nous entraînent pendant plus de quatre heures dans une atmosphère spéciale, un intermédiaire entre la répétition et le concert privé. Privilège. Magnifique manière de boucler cette non-tournée.
Voile et Rock
Après cette expérience, il ressort quelques petites recettes pour bien réussir une tournée voile et rock. En effet, les deux activités « voile » d’une part et « rock & roll » de l’autre, sollicitent chacune beaucoup l’énergie des participants et se trouvent donc en compétition. Il faut alors doser le programme de navigation pour laisser suffisamment de place à l’envie de musique, c'est-à-dire prévoir des étapes qui ne dépasseraient pas la demi-journée de mer ou bien une journée de mer tous les deux jours. Eviter les nuits au mouillage sauf très-grand-beau-temps-garanti-par-la-météo car une nuit dans un mouillage agité sabote la musique pour deux jours. Proscrire les étapes de nuit qui cassent le précieux biorythme de ces êtres fragiles que sont les musiciens. Penser que les musiciens craignent l’humidité pour leurs instruments et qu’une batterie a besoin de beaucoup de place pour s’exprimer. La musique de groupe n’est pas envisageable pendant la navigation, sauf grand calme durable qui porterait à bout la patience des musiciens tout en permettant la sortie du matériel sur le pont. Eviter les longues étapes loin des côtes car le spectacle des vagues et des nuages n’est pas assez inspirant pour leur sensibilité musicale, et préférer la navigation côtière dans les zones de navigation fréquentées, ce qui nourrit l’idée d’un possible public le soir pour la musique. Et surtout, surtout, avant toute sortie par mer houleuse ou clapoteuse, bien avertir les amoureux du rythme que la mer ne sait pas tenir un tempo.
Grâce à toutes ces précautions, vous vivrez des moments inoubliables !!!
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