Sous cet arbre s'est tenue, il y a quelques semaines, une palabre. Une vraie. Un débat public officiel sur un sujet controversé. Un débat interminable dans lequel chacun pouvait prendre la parole et dire ce qu'il avait à dire sans être interrompu, et surtout sans obligation de cohérence ni de linéarité, y compris en disant l'inverse de l'orateur précédent, ou la même chose, ou tout autre chose. Un de ces débats africains à l'issue desquels, lorsque tout le monde aura dit ce qu'il a à dire, on espère qu'on pourra passer aux décisions, on espère qu'une solution émergera.
L'horaire et le sujet de la réunion publique avaient été annoncés par le crieur depuis quelques jours: “à 11h on causera de la salubrité de la ville”. Une centaine de sièges en plastique ont été disposés autour du tronc de l'arbre et les personnes intéressées sont venues s'y asseoir. Pas n'importe comment: les officiels sont arrivés en premier, et parmi eux l'imam. Puis des hommes sont arrivés, les uns après les autres ou par deux ou trois maximum, à tel point que j'ai cru un moment qu'il n'y aurait pas de femmes. Mais des femmes sont venues prendre place aussi, à l'opposé des hommes, sans se mélanger à eux.
C'était une assemblée curieusement ordonnée et désordonnée à la fois. Ordonnée dans le placement des personnages et dans l’enchainement des prises de parole et désordonnée de plein d'autres manières : les couleurs chatoyantes des tenues vestimentaires, souvent soignées pour l'occasion, notables vêtus de superbes boubous traditionnels assis aux cotés de pêcheurs dans leur tenue de travail, et jeunes femmes en corsage et jupe ajustés près du corps aux cotés de femmes en robe ample enveloppant leurs rondeurs généreuses, l'étagement des arrivées et des départs tout au long de la réunion, les téléphones qui sonnent et qu'on décroche, les enfants qui jouent bruyamment dans la concession voisine, les chèvres, moutons et poules qui circulent presque entre les rangs de l’audience. Certaines femmes avaient apporté leur ouvrage pour l'occasion et on a vu une perruque entière se construire mèche après mèche entre le propos d'ouverture et la conclusion.
Les débats se sont tenus en wolof, la seule langue commune à tous, nous avons donc seulement capté les grands thèmes de discussion à travers quelques mots qui faisaient partie de notre vocabulaire. Les femmes, les enfants, le développement de la ville, la propreté d'un quartier. Mais un débriefing détaillé nous a permis après coup de revisiter l'ensemble du déroulement. Les orateurs se sont succédé, en commençant par l'initiateur de la réunion, Edouard Ndior, contrôleur des pêches, le plus haut représentant de l'état dans la ville (1). Très vite, un pêcheur caché derrière de grandes lunettes noires un peu déplacées dans l’ombre de l’arbre a tenu un discours enflammé dont nous avons appris par la suite qu'il était télécommandé par l'opposante. Laquelle est arrivée très en retard, s’est déplacée pour se rapprocher des officiels au lieu de parler depuis sa place comme il se doit de faire en palabre, a pris la parole longuement en faisant monter l'ambiance et en récoltant quelques applaudissements du public des femmes, pour finalement passer aux attaques personnelles envers les étrangers à la ville qui ne devraient pas se mêler des affaires du quartier sans l'avoir consultée, elle. Entre ces interventions politiciennes, quelques habitants intervenaient de manière plus technique, concrète, examinant les questions posées sur la composition d'un comité dans lequel tous les quartiers seraient représentés. D'autres intervenants parlaient plutôt de confiance et de coopération, pour repousser les risques de dérive du débat. Ils ré- affirmaient : ceci n'est pas un projet politique, c'est un projet pour l'intérêt commun! Ce qui montre une certaine conception du politique.
Nous aurons l’occasion de le voir de nouveau par la suite : le politique s’entend ici systématiquement comme politicien, c’est-à-dire une affaire de parti et pas une affaire de cité. La pratique récurrente de récupération politicienne des sujets collectifs est, semble-t-il, ce qui rend si difficile la mobilisation citoyenne. Lorsque des citoyens s’unissent sur un sujet d’intérêt collectif, il se trouve toujours un parti pour tenter de torpiller le débat. Même le gouvernement procède ainsi pour empêcher que les gens s’unissent pour formuler des critiques à son encontre !
Mais Edouard tenait à ce que ce projet ne soit pas récupéré et il avait préparé son discours et ses soutiens. Lorsque les attaques personnelles contre lui ont été proférées, plusieurs personnes se sont levées pour les faire cesser, unique interruption de parole en quatre heures de palabre. L’imam a même été invité à prendre la parole. Je me demandais ce que le religieux pouvait bien avoir à dire sur la saleté des rues et les cacas sur la plage, mais on m’a expliqué que l’imam qui ne soutient pas un projet peut, en quelques mots au cours de son prêche à la mosquée, mettre à bas des semaines d’effort et de consultations. Comme nos prêtres dans leurs églises il n’y a pas si longtemps. La palabre, qui est une institution civile, avait elle-même démarré, à notre grande surprise, par une prière prononcée par l’imam avant même la première intervention d’ouverture, tandis que chaque auditeur se tenait le regard baissé et les paumes des mains tournées vers le ciel (2).
Nous les seuls toubabs de la réunion, assistions à un moment de la vie africaine auquel peu de Blancs accèdent et probablement jamais les touristes. Mais nous ne sommes pas touristes ici. Si des Blancs assistent ou participent à une palabre, ce sont généralement des conseillers, des représentants d’ONG, des acteurs de l’aide internationale. Mais nous ne sommes pas ici pour aider. Nous ne sommes qu’observateurs, pensions-nous. Mais la réalité était un peu plus complexe. Nous étions acteurs à notre insu, en représentant sans l’avoir vraiment décidé un soutien Blanc au projet, puisque nous étions assis près des officiels. Un soutien Blanc peut être constitutif d’une plus grande crédibilité pour celui qui le détient, car il contient en filigrane l’espoir d’un financement Blanc. Nous y revoilà, l’argent Blanc pour résoudre les problèmes des Noirs. Jamais nous n’avons laissé nous-même entendre que nous avions l’intention ou le pouvoir d’apporter des financements mais nous n’avons pas pu empêcher que l’idée circule. Nous étions donc également observés et cette apparition publique aux cotés des officiels nous a évidemment étiquetés positivement auprès des habitants désireux que la situation sanitaire de la ville s’améliore, ce qui a facilité notre intégration (3).
Cette palabre, dans laquelle se sont exprimés les jeunes et les vieux, les modestes et les notables, les hommes (nombreux) et les femmes (plus rares mais pas moins affirmées), les pour et les contre, bon an mal an, même si elle nous a parfois donné l’impression de tourner en rond, a progressé, par étapes. Le principe du projet a été entériné, l’idée d’une représentation des quartiers a été reconnue nécessaire, des listes de volontaires ont été proposées la suite du projet a été évoquée. Notamment la réunion suivante, qui allait réunir les représentants des quartiers constitués en comité de projet, qui allaient devoir désigner parmi eux un bureau, instance de pilotage du projet et des commissions, instances de travail. Cette réunion-là aussi serait une palabre, tournante et tâtonnante de la même manière, mais arrivant à ses fins à la fin, de la même manière.
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1 - Nous reparlerons de cet homme et de son équipe dans un autre texte.
2 - La même prière sera dite à la fin de la réunion, les mêmes mains tournées vers le ciel et une des femmes m’intimera du regard l’ordre de le faire aussi.
3 - J’ai senti très vite l’effet de cette introduction publique sur mon propre travail de recherche. Les portes des concessions se sont ouvertes à la toubab sociologue et j’ai pu avancer dans mon enquête tout en participant à l’avancée de leur projet.
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