Avant de quitter l'Uruguay pour trois mois, j'ai échangé avec mon amie Maggi une sorte de promesse. Nous avons chacune un petit livre du poète uruguayen Mario Benedetti. Moi, c'est pour continuer à découvrir la langue, elle pour agrémenter les longues heures d'attente des clients ou des commandes téléphoniques de plats à emporter ou à livrer (1). Et nous devons, à mon retour, partager nos poèmes préférés. Une manière de rester en lien autrement qu'avec un petit texto occasionnel, ce que nous souhaitons toutes les deux. Une manière aussi, pour moi, de m'obliger à élargir encore le registre des discussions avec elle, par anticipation. Autre conversation silencieuse.
Mon livre s'intitule « Geografias ». Mario Benedetti l'a écrit pendant son exil en Espagne, pendant que la dictature faisait rage au loin, au pays, et que les informations parvenaient tout de même aux exilés sur ce qui se passait dans les villes et dans les prisons Uruguayennes : arrestations, menaces, tortures, stérilisation de la science et des arts. Et la vie quotidienne des uruguayens pendant ces années grises (2). Sur ce qui se passait en exil, aussi, principalement en Europe : traques, fuites, trahisons, entraides et méfiances. Et la vie quotidienne des exilés. L'ouvrage entier peut être compris comme une plainte, une dénonciation, un appel, un témoignage, un cri de nostalgie, car chaque poème, chaque récit est adossé à la situation socio-politique de l'Uruguay de l'époque, même s'il n'en parle pas directement, ni explicitement. Il parle de voyages en avion et d'un cauchemar dans lequel il se trompe d'avion et se retrouve atterrir au pays. Il fait parler une adolescente, exilée depuis toute jeune, ni allemande ni uruguayenne et qui songe à se suicider après un viol. Il invente les aveux d'un militaire ayant déserté pour une raison sordide, après l'interrogatoire « consciencieux et méthodique » de quelques étudiantes. Il raconte la vie sociale d'un groupe d'amis exilés qui s'interrogent sur l'étrangeté de deux d'entre eux. Il imagine la vie d'un habitant de Montevideo victime d'un effrayant harcèlement téléphonique, le conduisant à revisiter son passé à la recherche d'une « faute » qu'il ne trouve pas. Il retranscrit la joie amère d'espagnols exilés à Buenos Aires, le jour où la mort de Franco est annoncée par les journaux. Je n'avais jamais auparavant croisé de poésie si engagée, politique, aux prises avec la société contemporaine de l'écriture. Il faut dire que Benedetti était Tupamaro, et l'on comprend qu'avec de telles publications, il ne pouvait pas rentrer au pays tant que les militaires restaient au pouvoir, même si son écriture est fine.
Quelle jubilation me procurent ces pages, où je surfe sur ma connaissance débutante de l'espagnol pour capter du sens, de la magie des mots, du rythme poétique ! Bien entendu, je ne comprends pas tout, même quand je consulte un dictionnaire, car les poètes jouent avec leur langue de manière autrement subtile que ce que le sens littéral délivre. Il y a donc des lignes que je crois comprendre, dont je découvre que le sens est sans doute autre après un coup d'œil au dico, mais dont soudain le sens change encore quand, deux vers plus loin, je croise une autre résonance. Ou à la troisième lecture, ou quand j'ai compris le lien avec le récit suivant. Quelle merveille que ces pages de textes courts que je peux feuilleter, zapper, lire dans le désordre, relire et déclamer à mon homme pour le plaisir d'en entendre mieux la musique.
Et je me figure que Maggi, pendant ce temps, a la même liberté de feuilleter, zapper, lire dans le désordre, relire et déclamer à son homme les poèmes de son livre à elle.
Le poème que j'ai choisi pour notre conversation future s'intitule « El Silencio del Mar » (3). Rien que le titre m'a fait l'aimer tout de suite. J'ai d'abord trouvé étrange le genre masculin de la mer. Et puis, pour moi la mer est vacarme et non silence, ou si rarement. Au milieu de toutes ces pages évoquant les horreurs de la dictature, je m'attendais à entendre un écho à ce petit livre de Vercors qui parlait si subtilement d'amour impossible sous la domination des Nazis. Pourtant, c'est une ligne de José Hierro (4) qu'il met en exergue :
y el silencio del mar, y el de su vida / et le silence de la mer, et celui de sa vie.
Ce poème introduit un court récit qui entremêle une description fine de l'avancée dans la mer d'un homme décidé à se suicider en nageant au loin et la trame des moments clefs de sa vie. En filigrane, en transparence, en reflets, on devine onze jours et onze nuits de résistance à la torture le conduisant à finalement dénoncer une adresse qu'il espérait désertée, mais où, par malchance « ils » ont surpris et criblé de balles un homme. Le poème et le récit ne parlent pas nécessairement de la même chose, mais sont associés l'un à l'autre par l'auteur lui-même.
Je ne suis pas en mesure de vous proposer une version française du poème, ça serait si prétentieux ! Seule une strophe me semble suffisamment limpide pour oser en publier une traduction possible :
El mar escucha como un sordo / La mer écoute comme une sourde
es insensible como un dios / est insensible comme une déesse
y sobrevive a los sobrevivientes / et survit aux survivants
Les autres vers évoquent un jugement infini, implacable, la mort bleue des méduses, les soupçons qui nous poursuivent. Il disent qu'on ne sait jamais qu'en attendre. Il y a des yeux qui fatiguent, attendent, des rues qui se ferment sur d'autres rues. La fin est un sentiment d'être un naufragé.
Y solo el mar puede salvarme. / et seule la mer peut me sauver.
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Maggi se plaignait de la difficulté à lire un roman pendant ces heures d'attente, à cause des interruptions soudaines qui cassent le fil de la lecture. C'est pour cette raison que je lui ai offert un livre entier de poèmes.
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L'expression « années grises » est d'un autre Mario, ancien Tupamaro lui aussi, qui nous a décrit ainsi les douze années de dictature, pendant lesquelles il est resté au pays.
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Benedetti, Mario (1984) Geografias, réédition 2000, Editorial Sudamericana, Buenos Aires, p 53 / 197
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Poète espagnol 1922 - 2002
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@ José IC: Quieres mostralo a Maggi ? Con cariño.