Huit cent cinquante milles marins. C’est la longueur théorique d’une navigation entre la baie d’Ilha Grande, dans l’état de Rio de Janeiro, et la baie de Tous les Saints, dans l’état de Bahia. Nous avons mis vingt-quatre jours à franchir cette distance, soit trente-cinq milles par jour. La moitié de notre moyenne habituelle. Ainsi se mesure le prix payé lorsqu’on doit tirer des bords au lieu de naviguer tout droit, quand le vent s’obstine à souffler depuis l’endroit où l’on veut se rendre. La voile, dans certaines circonstances, est un sport de combat.
Notre brave Skol n’est certes pas un régatier performant dans l’exercice de remontée contre le vent. Il est large pour notre espace de vie, sa dérive relevable bien pratique pour échouer n’est pas très efficace, et son chargement de baroudeur l’enfonce dans l’eau un peu plus que ce que l’architecte avait prévu. Mais le bateau n’est pas à juger trop sévèrement. En effet le GPS qui nous a suivis pas à pas et a cumulé tous nos mouvements, indique que si on compte les détours, la nuit de recul à la cape, et toutes les sinuosités de notre navigation, la distance totale que nous avons parcourue est en réalité de mille quatre cent cinquante milles marins, qu’il serait plus juste d’augmenter du mouvement général du courant du brésil, sorte de tapis roulant sur lequel nous évoluions qui nous tirait vers l’arrière et sur lequel il fallait remonter une vingtaine de milles par jour, rien que pour rester sur place. Ceci porte la longueur de notre sillage à près de mille neuf cent milles, rien que ça ! Pas étonnant qu’on soit un peu fatigués à l’arrivée (1).
Pendant ce temps, les deux premiers concurrents de la Golden Globe Race, sur des voiliers de taille semblable au nôtre, remontaient eux aussi la côte brésilienne, avec des stratégies différentes et beaucoup plus de succès. La pensée de leur si longue aventure (2), nous remontait souvent le moral. Ce dont nous nous plaignions n’était rien à côté de ce qu’eux vivaient et avaient vécu. Eux aussi ils ont chaud, eux aussi luttent contre les vents contraires en cette saison et eux aussi font face au courant du brésil ! Eux aussi ont des avaries qui les ralentissent et des entrées d'eau qu'il faut pomper tous les jours. Cependant, il m’est arrivé, pendant mes tours de garde solitaire, de méditer sur la folie et de ressentir de manière très intense, très proche, la possibilité d’un dérapage mental. Je comprends comment certains marins, surtout les solitaires, perdent pied parfois avec la réalité, dans cette transe obstinée et déprimante que peut constituer une inefficace progression vers un objectif lointain (3).
Ariel est toujours plus à l’aise que moi avec la lenteur, dans son plaisir de prolonger les jours loin des hommes, dans son gout pour l’hypnose du spectacle de la mer, du balancement du corps et du rythme des veilles. A l’opposé de sa tranquillité, cette expérience a réveillé en moi la trouille lancinante du manque d’eau, non pas pour cette étape-là mais pour la future traversée de l’océan atlantique retour, que nous envisageons d’accomplir par la voie audacieuse, direct du Brésil aux Açores. Je prends la mesure du risque : deux mois à vitesse normale peuvent devenir beaucoup plus en cas d’avarie ou en cas de changement du régime des vents et sans garantie de pluie (4). Ma formidable capacité à imaginer le pire fait fureur. Il nous faudrait un petit désalinisateur de survie, juste de quoi produire quelques litres par jour. Au cas où.
- Le rivage brésilien n’est pas toujours aussi difficile à longer du sud vers le nord, c’est juste la saison d’été qui est rendue particulièrement malcommode à cause de l’anticyclone de Sainte-Hélène qui s’installe et fait souffler l’alizé le long du littoral, pour le plus grand plaisir de ceux qui descendent vers le sud ! Nous avions prolongé notre séjour en Uruguay en toute connaissance de cause, en sachant parfaitement que les fronts froids qui soufflent du sud se raréfieraient. Puis nous avons déambulé dans les baies de Guaratuba et Paranagua pour la grâce des oiseaux rares et la beauté des paysages. Ensuite nous aurions pu rester en baie d’Ilha Grande quelques semaines de plus, attendant un revirement de la saison, mais c’est à l’arrivée à Ilha Grande que ma sœur chérie a parlé de prendre un avion pour Salvador de Bahia, huit cent cinquante milles plus au nord. Nous ne regrettons rien, même si la réalité s’est avérée plus pénible que ce que nous avions imaginé.
- La Golden Globe Race est une course autour du monde en solitaire et sans escale sur de petits voiliers (10m, comme Skol) sans assistance électronique, partie des Sables D’Olonne le 1er juillet dernier et dont le premier (Jean-Luc Van Den Heede) est arrivé fin janvier, le second début février et les autres encore bien loin derrière.
- Il y a aussi une réflexion à mener sur la perception du temps et des contrariétés techniques et météorologiques qui s'altère sur le chemin du retour, lorsque l'envie d'en finir prend le pas sur la soif d'inconnue et de merveilleux. On y reviendra sans doute.
- Le changement climatique semble avoir modifié le régime des précipitations en pleine mer aussi. Plusieurs concurrents de la Golden Globe Race ont été confrontés à des pénuries d’eau.