Les canots qui sillonnent le delta du Paranagua pour relier les villages isolés dans la mangrove semblent faire un concours d’élégance de silhouette et de couleurs. Leur forme allongée et quasiment sans quille s’explique en grande partie par la recherche de vitesse, pour une capacité de transport maximisée. Avec une coque si plate, si le chargement est bien réparti, le canot plane littéralement sur des eaux sans vagues. Les distances à parcourir sont grandes, on ne fait pas dix voyages par jour. Cet espèce de concours de couleurs me rappelle les peintures de pirogues au Sénégal, qui rivalisaient de fierté. Ou bien peut-être s’agit-il d’attirer l’œil du touriste qui chercherait un taxi pour aller d’un village à l’autre. Dommage que nous ne parlions pas encore assez la langue pour bavarder avec les pilotes tranquillement sur ce sujet.
Tout juste ai-je réussi à élucider ce qui était un mystère pour moi : pourquoi des moteurs si bruyants sont-ils encore autorisés dans une réserve où l’on ne s’attend à entendre que des sons produits par la nature ? On capte leur bruit de marteau-piqueur de longues minutes avant de les voir déboucher d’un méandre du delta et leur pétarade couvre toute conversation à bord le temps de leur passage. C’est dire s’ils doivent déranger les animaux, non ? L’un des propriétaires a bien voulu, rigolant un peu que la demande émane d’une femme, me montrer sa machine, identique à celle de tous les autres. Un bon vieux modèle deux temps qui se démarre à la manivelle, sans l’aide d’une batterie. Un petit moteur vraiment pas cher, increvable, facile à entretenir et à réparer le cas échéant. Le refroidissement à l’air, responsable du son particulièrement pétaradant qu’ils émettent, signifie qu’ils n’ont pas de circuit de refroidissement, simplicité extrême (1). Je comprends pourquoi le gouvernement n’arrive pas à les convaincre de passer au moteur électrique, malgré quelques incitations financières !
Lorsque le pilote se déplace seul, s’il veut prendre de la vitesse, il doit s’avancer très loin vers l’avant du canot pour compenser son absence de chargement et maintenir la coque à plat. Il se sert alors d’un jeu de longues ficelles reliées à la tête du gouvernail, dont la transformation en palonnier est prétexte à d’autres fioritures de formes et de couleurs.
Une telle longueur de coque nécessiterait un moteur pivotant à l’arrière pour pouvoir prendre des virages serrés. Mais, contrairement aux hors-bords des pirogues sénégalaises, ces moteurs-là sont fixes sans possibilité d’orienter l’hélice. De plus, ils ne sont dotés d’aucuns des accessoires habituellement destinés à faciliter les manœuvres : ni embrayage, ni boite de vitesse, ni marche arrière. Le conducteur doit donc considérablement anticiper ses mouvements et décélérations. Il faut tout un art pour achever sa course en courbe douce et sur son erre, moteur coupé, la proue venant juste se poser délicatement sur la plage ou embrasser le ponton d’un baiser léger. De même, il est indispensable, au départ du rivage, d’orienter le bateau correctement, nez vers le large, avant de démarrer l’engin, puisqu’il va illico prendre de la vitesse, tout droit ! Jolie scène souvent renouvelée : après avoir savamment réparti les provisions de la semaine, madame donne quelques gracieux et habiles coups de pagaie en se déhanchant juste ce qu’il faut, pendant que son homme engage la manivelle de démarrage.
Qui aurait cru qu’il pouvait y avoir malgré tout tant de poésie dans un vieux moteur bruyant et polluant ?
- Pas de pompe à eau de refroidissement, aucune turbine qui s’use, aucun joint qui fuit, aucun axe qui se raye, tant de soucis en moins, ça nous laisse rêveurs.