Ah qu’il est bon, pour une fois, de s’offrir une aventure avec un "a" minuscule ! Une petite audace interdite aux voiliers à quille profonde mais sans risque pour nous. Une déambulation tâtonnante entre les îles des confins de l’immense baie de Paranagua, à la recherche du passage entre les bancs de sable où notre demi-quille serait autorisée à passer. Il n’existe pas de carte marine de cette zone. Nous nous aidons de quelques croquis fournis par le guide nautique et d’une photo satellite de date inconnue. Et du sondeur, bien entendu, qui nous avertit quand on frôle les bancs de trop près. Les habitants des quelques villages isolés qui utilisent ces passages comme des chemins de montagne ont parfois planté un bambou pour signaler un virage trompeur. Lorsque malgré toutes ces aides notre dérive touche le fond, à toute petite vitesse, il suffit de la remonter de cinquante centimètres, de reculer un peu et de chercher ailleurs le chenal, un peu plus à droite, un peu plus à gauche.
La journée de navigation dans les méandres de l’exceptionnelle réserve naturelle de Superagui nous réjouissait déjà et l’absence de toute vedette à moteur occupant le mouillage où nous souhaitions passer la nuit couronnait l’aventure "a" minuscule de la perspective d’une nuit tranquille, sans musique assourdissante. Restait à savoir si les perroquets seraient au rendez-vous. Ariel prédisait que non, qu’ils n’y en aurait sans doute plus à cause des nuisances humaines, ou que ça ne serait pas la bonne saison, ou qu’ils ne seraient qu’une poignée et trop petits pour qu’on les voie. Mais voilà que s’approchent deux canots chargés de touristes, qui silencieusement se positionnent entre nous et le rivage, glissent une ancre dans l’eau et regardent le ciel et les arbres semblant attendre quelque chose. C’est un indice, non ? Pendant ce temps un minuscule voilier s’approche en tirant des bords et vient lui aussi délicatement déposer son ancre à proximité de l’ile. Un jeune féru de voile et d’oiseaux ?
Le phénomène « rendez-vous au dortoir» a pris forme très progressivement, s’amplifiant imperceptiblement, de sorte qu’à tout moment on pouvait croire qu’il avait atteint son maximum, mais non. Quelques points noirs dans le ciel qui convergent vers les frondaisons luxuriantes de la petite ile. Quelques appels un peu disgracieux qui résonnent étrangement. Puis on en voit un qui volette subrepticement d’un arbre l’autre, changeant de perchoir, et encore une fois. Ceux-là sont rejoints par d’autres, qui joignent leur krayo krayo aux chants des premiers arrivés et se rendent également dans divers arbres les uns après les autres comme des invités d’un cocktail mondain qui passeraient d’un petit groupe à un autre en échangeant quelques mots avec chacun, de manière agitée. Le nombre augmente encore, et avec lui l’ampleur de la clameur dont l’écho rebondit sur l’eau comme dans une grotte. Grâce aux jumelles puissantes du bord, nous avons la joie de distinguer les couleurs de leur plumage, dans le jour baissant. Il y a du vert évidemment, mais aussi du jaune, du rouge, du noir et une touche de bleu ou de violet. Leur plumage est si coloré qu’ils sont plusieurs noms. Les brésiliens les appellent Papagayo de Cada Roxa, c’est-à-dire Perroquet à Tête Rouge. Les anglais disent Red-Tailed Amazon, soit Amazone à Queue Rouge et les français l’appellent Amazone à Joues Bleues. (1)
Le petit voilier semble vouloir rester pour la nuit. Les touristes sont partis depuis longtemps. Il en arrive encore, plusieurs centaines de perroquets (2) en deux heures de temps. Le chant collectif continue à amplifier, emplissant l’espace. Les mouvements d’arbre en arbre sont maintenant incessants mais si fugaces qu’il est pratiquement impossible de les photographier, surtout depuis le bateau toujours insensiblement en mouvement et a fortiori en lumière minimale. C’est pas grave. Nous savourons des yeux et des oreilles béats d’admiration pour cette merveille de la nature qui nous est offerte presque pour nous tous seuls. Tous les oiseaux de la région sont là. A la nuit complètement tombée, le concert cacophonique s’apaise rapidement faisant apparaitre encore plus épais ce silence de la nature que nous apprécions tant.
Le lendemain, il est à peine cinq heure du matin, il fait encore nuit, Ariel me réveille doucement, il a entendu les premiers chants. Ceux des perroquets, parce que son oreille aguerrie fait très bien la différence entre ce cri-là et celui des cormorans ou des frégates qui fréquentent également l’ile. Non. Là il s’agit des amazones de nouveau. Nous sortons dans le cockpit pour voir le levé du jour et le départ des oiseaux. Car tous les matins, ils quittent l’ile-dortoir pour se disperser dans le delta à la recherche de nourriture. Ils repartent en couple ou en petite famille, d’abord clairsemés, les plus matinaux et puis, juste avant le lever du soleil lui-même, ce sont de grands groupes qui s’égaillent d’un coup, dans un grand chahut et se dispersent rapidement dans le ciel. Au moment où le soleil émerge, ils sont déjà tous partis et le silence est revenu. C’est alors qu’Ariel frémit car il a vu un autre oiseau, étrange, de grande taille et de silhouette comme déséquilibrée passer au-dessus des arbres et se poser. C’est un Toucan ! s’exclame-t’il fébrilement après vérification aux jumelles. Oh là là ! Une observation rarissime car cet oiseau vit habituellement sous les frondaisons et ne sort à la lumière qu’au petit matin, et seulement pour un court moment. Nous prenons un petit café dans le cockpit en partageant nos émotions. Rangel, qui s’est éveillé aussi tôt que nous vient nous rejoindre un peu plus tard, lui aussi tout ému (3). Nous le remercions de nous avoir signalé les ibis rouges qui passaient majestueusement en grand nombre dans notre dos pendant le concert matinal. Lorsqu’il s’éloigne quelques heures plus tard, nous laissant cette fois-ci vraiment seuls face à l’ile, nous avons déjà la même idée : Si on restait un jour de plus pour tout revoir encore une fois ?
- Leur plumage est une des raisons de leur prédation historique par les humains
- L’aire de répartition de cet oiseau est très restreinte et la population actuelle totale est de quelques milliers seulement. En restauration depuis leur classification comme espèce menacée. Quand on voit le niveau de concentration que ces dortoirs impliquent, on comprend qu’une intervention humaine malheureuse puisse directement nuire à la survie de l’espèce. Il est interdit de débarquer sur l’ile entre le soir et le matin.
- Emotion doublée du plaisir de rencontrer des nomades des mers à qui il allait poser plein de questions. Océanographe de métier, c’est lui qui nous a expliqué les « marées folles » que nous rencontrons dans cette région, zone de très faible marée. II nous explique qu'en période de demi-lune, l’effet des astres combinés produit jusqu’à quatre marées hautes quotidiennes, au lieu des deux par vingt-quatre heures auxquelles nous sommes habitués, ce qui nous avait beaucoup troublés lors de l’escale de Guaratuba. On retrouve des marées normales en période de pleine lune et de lune noire, car alors l'effet du soleil et de la lune est aligné.