C’était un projet un peu fou, un peu flou et nous l’exprimions dans un portugais très approximatif, avec un vocabulaire que même en français nous maitrisons moins bien que le vocabulaire maritime. Les gens nous regardaient avec un air incrédule et très vite nous nous rendions compte qu’ils ne nous avaient pas compris ou bien qu’ils ne nous croyaient pas. Ils nous rangeaient dans la catégorie des touristes continentaux qui tombent amoureux de cette ile volcanique et qui veulent s’y payer une résidence secondaire. Oui, ceux-là même qui ont beaucoup d’argent et à qui on peut vendre des terrains minuscules ou des ruines vraiment en ruine à prix d’or, au prétexte qu’ils ont une vue sur la mer.
Mais ça s’est affiné petit à petit, au fil des visites de terrain décevantes,
- non, c’est trop petit,
- non, c’est trop près de la ville,
- non, pas avec trois pylônes à haute tension plantés sur la terre qu’on veut cultiver,
- non, pas à deux pas de l’autoroute, on veut cultiver de la nourriture saine,
- non, c’est joli le petit sommet tout proche mais ça fait beaucoup d'ombre,
- non, pas si haut dans la montagne, oui la vue est belle mais on sera dans le brouillard tout l’hiver,
- non, pas au bord de la falaise, c’est trop exposé aux vents du nord,
- non, pas au fond du cratère, oui c’est fertile mais on s’y sent trop enfermés
Et surtout : non c’est trop cher, on n’a pas besoin du « silo-qui-peut-discrètement-s’aménager-en-maisonnette», (1) vous savez on a vraiment le projet de cultiver cette terre, et c’est le bateau qui servira de maison.
Ce qui s’est affiné n’est pas seulement notre façon d’exprimer ce que nous cherchions, mais surtout notre projet lui-même. Pourquoi cette ile lusophone et éloignée du continent ? Un terrain pour faire quoi ? A quel horizon de temps ?
Il y a eu des terrains tentants, mais dont l’accès même en quatre-quatre était déjà difficile et dont les pistes ravinées annonçaient des hivers inaccessibles. Ariel se voyait sans problème bloqué des semaines dans sa yourte là-haut, mais moi pas. Le degré d’isolement a été un sujet de débat et de tension récurrent. Ariel veut pouvoir faire l’ermite dans ses phases misanthropes, moi je veux pouvoir coopérer avec des voisins. On fait comment ?
Il y a eu ce merveilleux terrain de dix hectares, pas cher, mais qu’on ne pouvait pas visiter parce que personne de l’agence immobilière ne savait exactement où il était ni comment nous y conduire. On a rêvé longuement sur ce terrain-là, dès qu’on a eu les images satellites, un peu trompeuses sur les pentes (2), juste assez trompeuses pour qu’on commence déjà à en parler au futur certain. On sera bien isolé dans la forêt, on pourra cultiver une partie de la terre, faire un peu d’élevage, et peut-être, un jour, accueillir une sorte de communauté !
Pendant nos allers-et-retour entre Santa Maria et San Miguel, le cockpit résonne de nos élucubrations, on se donne la lecture à voix haute des recommandations de Sepp Holtzer et de David Holmgren (3) sur l’évaluation de la terre et des listes de plantes et arbres qu’on pourrait cultiver. Plus tard, le bateau se transforme en laboratoire d’analyse avec sa rangée de bocaux dans lesquels décantent des échantillons de sol invariablement limoneux. Parfois fin comme de l’argile, mais pas minéralement argileux comme celui de Santa Maria (4). Zut. Sans la moindre fraction d’argile véritable dans la terre, c’est mon rêve d’une maison de boue qui s’envole et peut-être aussi mon espoir de produire du riz un jour.
Au fil des terrains visités, successivement considérés comme des études de cas, nous négocions à l’avance les conditions d’une coopération sur le long terme dans laquelle chacun de nous hésite à s’engager. Il faut dire que la promiscuité parfois houleuse que nous vivons depuis cinq ans et les déconvenues que nous avons rencontrées dans la confrontation de notre rêve de voyage à l’âpre réalité des attentes de l’autre, jamais totalement élucidées, nous rendent prudents. Diviserons nous le terrain en deux ou bien réserverons-nous chacun une petite parcelle individuelle pour laisser une bonne partie du terrain en « commun » ? Serais-tu d’accord de prendre soin de mes arbres pendant mes absences de longue durée ? Dans cette chasse au terrain, c’est aussi l’avenir de notre couple qui se joue, car, depuis plusieurs mois, entre celle qui désire prendre racine et celui qui souhaite continuer à naviguer, la perspective d’une séparation devenait diaboliquement plausible. La recherche de terrain était d’ailleurs initialement ma recherche, et Ariel ne s’y est joint qu’après avoir vu le potentiel climatique et paysagé des Açores (5).
Dis …. Ça serait fantastique qu’on rentre en France en ayant déjà posé le premier jalon d’un nouveau projet commun ici, tu ne trouves pas ?
- C’est un des paradoxes du projet : nous cherchons une terre à prix abordable, donc non constructible, alors que nous avons tout de même une petite idée derrière la tête : y construire quelque chose à la limite de la légalité. Yourte, maison de boue, chalet en bois. Il faudra bien que je me loge pendant qu’Ariel repartira en grande navigation !
- Google earth, outil merveilleux de pré-visite mais très imprécis: les altitudes sont fausses de parfois 100m, et surtout les reliefs sont terriblement lissés.
- Voilà deux ans que nous lisons ces auteurs et d'autres, mais jamais avec une telle attention aux détails. Nous avons exhumé de la cale technique de Skol une pelle pliable de l’armée américain qui voyageait avec nous depuis le début et n’attendait que cette occasion pour servir.
- Informée de cette différence entre les deux iles, notre amie Meme qui cultive à Santa Maria, proposa immédiatement un échange de terre pour mettre un peu de limon dans la sienne et nous donner un peu d’argile. Après tout, Santa Maria a été historiquement pillée de son argile par les potiers et fabricants de tuiles de tout l’archipel, et même de Madère. Combien de voyages de Skol entre les deux iles, chargé à toc de sacs de terre comme une péniche, faudrait-il pour un tel échange ?
- En plus du bassin de navigation, bien entendu.