Chacun de nos rendez-vous annuels avec le temps qui passe depuis le départ de France fut l'occasion d'une prise de recul, d'une mise en perspective de notre projet et fut suivi d'un ajustement des modalités de voyage. Exercice précieux. Cette année, nous fêtons notre quatrième anniversaire de voyage en argentine, à Puerto Quequen (1), à quelques dizaines de milles seulement de Mar Del Plata, où nous avons, il y a trois ans, célébré le premier, le tout premier. Une boucle est bouclée. Entre temps, l'année deux s'est achevée au Chili en territoire Kawésqar et la troisième à « Saint Quentin », aux confins du Golfe des Peines, encore au Chili. Nous prenons la mesure de ce qui a été accompli et nous nous retrouvons, bien entendu, face au vertige du « retour ».
Cette quatrième année fut particulièrement riche en épreuves, commençant par le vol de notre annexe et le projet de reconstruction qui s'en est suivi, avec toutes ses péripéties (2). Nous avons fait face à énormément de mauvais temps pendant l'hiver à Chiloé, puis pendant l'été dans le grand sud. Nous avons aussi essuyé une série de pannes préoccupantes (3). Rien de catastrophique au final mais l'effet lancinant des incertitudes techniques associées aux conditions météo difficiles a mis à nu notre vulnérabilité. Je ne pensais pas avoir encore aussi peur après tant de milles parcourus et d'expérience cumulée, maintenant je sais que l'inquiétude ne s'en va pas avec l'expérience. C'est parfois même l'inverse qui se produit. Je sais désormais à quel point la nature est indifférente à notre sort et à quel point la plus petite erreur de préparation, d'évaluation ou d'anticipation pourrait si facilement transformer notre audace en naufrage. J'en suis presque venue, paradoxalement, à chérir mes peurs comme des avertissements pertinents, même si mon co-capitaine, qui me voit parfois me noyer interminablement dans les « et si… ? et si .. ? » trouve que j'en fais un peu trop. Même la trouille au ventre, l'anticipation de ce qui pourrait encore s'aggraver me fait néanmoins toujours réfléchir à ce que nous pourrons encore y faire, à prévoir la manœuvre suivante. Et tant mieux si finalement le pire ne se produit pas, si les amarres ne rompent pas, évitant à notre fier Skol les ravages d'un échouement brutal, si le moteur accepte de fonctionner une heure de plus, nous épargnant une cauchemardesque arrivée tout à la voile dans un site ne le permettant pas. Le fait de devoir à la chance d'avoir subi plusieurs pannes à des moments particuliers où elles ne présentaient aucun risque sérieux n'arrange pas grand-chose à nos inquiétudes. Les sueurs froides rétrospectives alimentent nos soucis pour l'avenir : toute brillante qu'ait été jusqu'ici la bonne étoile de Skol, pouvons-nous nous appuyer dessus ? Toute riche que soit indubitablement devenue notre expérience, ne sommes-nous pas juste passés entre les gouttes, car il reste tant encore à apprendre ? Ariel, lui, s'avoue plus tranquille en ce qui concerne notre capacité à moins frôler les limites, à mieux anticiper et à savoir quoi faire dans l'action.(4)
Pour autant, nous n'avons ni l'un ni l'autre le moindre regret d'avoir passé autant de temps dans ces régions hostiles. C'était notre choix, notre projet, notre graal. « Veux-tu naviguer avec moi jusqu'au bout du monde ? », ainsi avions nous formulé notre demande en voyage. Lors de nos rêveries préparatoires, nous avions imaginé passer un seul été dans le grand sud, entrant par le détroit de Magellan et revenant par le détroit de Lemaire, après quelques pérégrinations dans des canaux dont nous ignorions tout et le passage symbolique autant qu'impérieux du fameux Cap Horn. Rappeler que nous avons en définitive consacré deux ans et demie à ce parcours, ou plutôt à une version augmentée de ce parcours, ne suffit pas à traduire l'amour que nous avons tous les deux éprouvé pour cette région, pour cette aventure, les satisfactions esthétiques et existentielles que nous y avons puisé. Il n'y a pas eu que des épreuves, mais aussi d'innombrables et inoubliables moments de découverte, de grandeur, de beauté, de joie. Bien au-delà de ce que nous imaginions avant d'y être. Tous partagés à deux. Nous avons pris un grand nombre d'excellentes décisions qui ont magnifié notre aventure. Modifier notre « programme », ralentir, prolonger certaines escales et en éviter d'autres, persister dans la quête de rencontres, résister aux tentations du tourisme, sortir des sentiers battus, maximiser l'isolement. Même si nous sommes passés à cent kilomètres au nord du Cap Horn au lieu de le contourner par le sud, l'absence de cette apothéose pèse peu à côté des souvenirs magnifiques que nous emportons. Ariel parle déjà de revenir dans quelques années, pour explorer d'autres branches du labyrinthe et tenter encore une fois sa chance avec le Horn. Nous verrons bien s'il parvient à assembler les forces et les ressources que cela demande. Je raconte quant à moi que j'ai eu ma dose, que j'aspire à moins d'hostilité cosmique et plus de confort, dussé-je ne plus jamais vivre tant de sublime. Nous verrons bien si j'arrive à résister à la tentation dans la durée. Il est trop tôt pour savoir.
Il est trop tôt aussi pour prendre toute la mesure des effets du voyage sur nous-mêmes, d'autant qu'il n'est pas achevé, loin s'en faut. Déjà, nous savons que l'Isabelle et l'Ariel qui reprendront contact avec la France, avec l'Europe, ne sont pas les mêmes que ceux qui sont partis. La platitude d'un tel propos ne m'échappe pas, tant d'autres ont exprimé avant nous le pouvoir transformateur du voyage ! Néanmoins, toutes les manières de voyager ne contiennent pas le même potentiel de changement et j'observe avec curiosité et un certain étonnement en quoi et à quel point notre rapport au monde évolue.
Par exemple, nous avons tous les deux atteint un niveau de compréhension des grandes dynamiques météorologiques que je ne pensais pas possible. Nous avons appris à raisonner à l'échelle locale et à percevoir en même temps comment les effets locaux de vent, de température, de pression, s'inscrivent dans un ensemble dont l'échelle est continentale ou océanique. Ainsi regardons-nous les conditions de temps que nous avons rencontrées, les belles et les dures. Ainsi pensons-nous notre prochaine remontée vers l'hémisphère nord. Il s'agit d'un assemblage de savoir engrangé par l'intellect et de sagesse absorbée au contact des manifestations du cosmos. Je gage qu'il nous sera utile dans les décennies à venir, lorsque les grands équilibres évolueront sous l'effet du réchauffement climatique, même si – à fortiori si - mon envie de cultiver la terre prend le dessus sur mon envie de naviguer sur la mer.
Dans un tout autre domaine, il me semble que nous avons également acquis une perception des sociétés à la fois plus fine et plus distanciée, plus holistique. Nos observations des comportements spécifiques locaux s'inscrivent dans une compréhension plus large des histoires et dynamiques nationales, elles-mêmes inscrites dans la grande histoire de l'humanité, des peuplements, des colonisations. Là aussi, c'est l'association du temps passé au contact des gens, de nombreuses lectures studieuses et de notre curiosité pour l'expression artistique (littérature, musique, cinéma) qui est à l'œuvre. Ainsi regardons-nous les trois pays d'Amérique Latine que nous commençons à connaitre un peu (Chili, Uruguay, Argentine) et nos aventures et mésaventures avec leurs habitants. Ainsi nous interrogeons-nous sur la France et l'Europe vers lesquelles nous tournons de nouveau l'étrave. Jusqu'à quel point les processus politiques et sociaux de ces dernières années, dont nous tentons de nous tenir informés, de loin (5), auront-ils affecté le quotidien de nos congénères ? Jusqu'à quel point avons-nous oublié les rythmes et codes de la vie Européenne, qu'il faudra réapprendre ou qu'il faudra bien se garder de réapprendre ?
Je n'ai pas très envie de rentrer en France, dit Ariel, tant les échos qu'il en perçoit d'ici ne le motivent guère. Crise sociale, approche comptable de la conduite de l'état, que reste-t'il de la France cultivée, libératrice, inspiratrice, dont nous parlent les francophiles de ce côté-ci du monde ? Que reste-t'il comme espoir de construire une société plus responsable, plus juste ? Il parle encore avec un demi-sourire de rester dans quelque paradis tropical pour y couler des jours tranquilles à l'écart des agitations du monde. Pour ma part, j'aspire à revenir vers mes enfants quelle que soit la société dans laquelle ils baignent. La France n'a pas perdu à mes yeux toute son aura, surtout comparée aux sociétés dans lesquelles nous évoluons nous-mêmes depuis quatre ans. Il y a certes autre chose à inventer pour mieux vivre ensemble, mieux partager les ressources de la planète, mais ceci est valable partout dans le monde et l'hexagone me semble un point d'ancrage possible, un espace de résistance possible, pas plus mauvais qu'un autre.
Ce n'est pas la première fois que nos aspirations semblent radicalement incompatibles, n'est-ce pas ? Alors tentons encore une fois de faire de ces divergences une richesse, de cet abîme un espace de possibles ! (6)
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Une escale prolongée dans une rivière bien protégée, à proximité de commerces et face à un petit club de voile convivial, doté d'une douche parfois chaude et d'un wifi souvent efficace, quels luxes ! C'est avec les membres du club réunis autour d'un Irish Stew (symbolique de notre rencontre en Irlande) que nous avons fait la fête, quelques jours après notre arrivée.
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La facétieuse Origami, que nous n'avions pas le courage de jeter mais en qui nous n'avions plus assez confiance pour l'utiliser, a voyagé avec nous, à plat pont, entre Puerto Natales et Puerto Quequen. Tranquille, peinarde. Un peu encombrante sur la plage avant, mais bon. Nous étions habitués. Et puis une fois arrivés ici, la situation paisible nous a invités à voir un peu si la coquine acceptait de reprendre du service. Elle a dit bon d'accord mais ne comptez pas trop sur moi s'il faut s'ouvrir et se fermer tous les quatre matins. Dont acte. Une seule ouverture et déjà un mois et demie de services quotidiens rendus. A suivre.
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Sur lesquelles nous reviendrons bientôt.
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Nous mettons à profit ce dernier hivernage dans l'hémisphère sud pour préparer le plus sérieusement du monde le bateau pour la longue navigation du retour, même si elle ne se déroulera plus dans les quarantièmes rugissants ni les cinquantièmes hurlants.
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Principalement par la lecture studieuse du Monde Diplomatique, auquel nous sommes abonnés, en version électronique. Ce mensuel propose un regard sur le monde indépendant, approfondi, documenté, référencé.
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Nos projets de navigation pour les prochains mois restent donc le rapprochement de l'Europe avec l'immense Brésil à longer contre les vents dominants et l'Atlantique nord à traverser en dehors des saisons tempétueuses. Tout le temps de méditer à la suite de nos aventures.