La vie de voyage est finalement très différente de ce que j'imaginais avant le départ. Différente de ce que j'avais connu enfant, alors que les difficultés m'en étaient épargnées. Différente de ce que nous avons vécu à deux sur Skol pendant nos croisières préparatoires - Açores, Espagne, Norvège - qui n'étaient finalement « que » des parenthèses loin de nos bases. Avant de partir de France pour plusieurs années, nous étions bien entrainés comme équipage de co-skippers et nous étions bien rôdés à la vie à bord. Mais qu'est-ce qui pouvait nous préparer à l'itinérance, à l'instabilité sans cesse renouvelée, à l'irréductible fugacité de toutes nos acclimatations ? Le rythme de ce voyage, que nous avons pourtant déterminé nous-mêmes, ne convient pas suffisamment à notre besoin de tisser des liens durables avec les gens autant qu'avec les lieux, ni à notre envie d'une temporalité douce pour nous-mêmes. Nous nous faisons trop souvent violence en repartant des lieux que nous apprécions plus vite que nous l'aurions souhaité. Etrange. Pourquoi cela ? Ce qui nous pousse en avant, la plupart du temps, c'est ce satané programme (1). Or, le programme, établi avant que nous ayons une connaissance du terrain, pouvait difficilement anticiper les bonnes surprises comme la rencontre avec un Alejandro à Porvenir ou les mauvaises surprises comme une panne irréparable de chauffage à Puerto Natales. Le programme croyait prendre en compte les saisons, mais c'était à partir d'une conception « européenne » des saisons, qui s'avère inopérante pour comprendre comment elles fonctionnent ici (2). Le programme ne faisait pas non plus une place suffisante à mes besoins de contacts et soutiens familiaux, par exemple mon envie d'être disponible pour ma fille pendant les épreuves qui allaient décider radicalement de son avenir. Tout cela retenti évidemment sur l'ambiance à bord. S'il n'y a pas l'excuse du stress du travail et des heures passées dans les bouchons métropolitains pour expliquer notre irritabilité, il y a l'huis-clos et la rusticité du bateau ainsi que le stress de la navigation en milieu hostile. Il nous a fallu deux ans pour comprendre tout ça, nous voilà mieux informés.
Beaucoup de navigateurs que nous croisons ont aussi un « programme ». Noël à Ushuaia, 14 Juillet à Tahiti. Dix-huit mois de voyage pour passer quinze jours en Antarctique, trois ans pour faire le tour du monde. Ils sont peut-être plus jeunes que nous, ou plus résistants, ou plus motivés par la dimension d'accomplissement du trajet en lui-même. D'autre navigateurs voyagent sans programme, se contentant d'une idée générale et laissant beaucoup d'options ouvertes. Les uns bifurquent pour quelques mois aux confins de fleuves navigables avant de reprendre la mer, d'autres interrompent l'itinérance pour explorer une région plus complètement, au point d'acheter un véhicule automobile qui stationnera sur le rivage en face du bateau, donnera forme à des épisodes terrestres parfois longs et attendra là comme un port d'attache pendant les épisodes de voile. Nous-mêmes avons été portés jusqu'ici par un puissant désir d'aboutissement. Le mythique passage de Magellan, tant qu'il n'était pas accompli, contribuait à nous pousser en avant et à nous donner des fourmis aux pieds quand nos escales se prolongeaient (3).
Un soir du mois de mai, dans les canaux, en célébrant dignement nos deux ans de voyage, autour d'une table chargée de mets délicats (4) et de bon vin, nous avons revisité toutes ces questions et évoqué l'avenir. J'ai avoué à Ariel que dans ma tête, le « programme » au sens rigide du terme s'arrête désormais à Chiloe (que nous devions atteindre deux mois plus tard). Je souhaite garder toutes les options ouvertes pour la suite. Il ne l'a pas trop mal pris, même si son précieux Cap Horn y perd son rang élevé dans les priorités. Il m'a avoué à son tour qu'il recommence à penser à l'un des aspects de notre projet, sa quête d'un endroit pour s'installer durablement, un lieu d'ermitage sans les soucis du bateau et loin de la civilisation. Je ne l'ai pas trop mal pris, même si je discerne mal comment mon besoin de contact avec les humains et mes proches pourra y trouver son contentement.
Et aujourd'hui, maintenant que nous sommes effectivement arrivés à Chiloé, point le plus éloigné de l'Europe de notre « programme » initial, il est temps de faire une pause. Amarrer Skol à un ponton, pas trop loin d'une ville dont les ressources techniques et festives nous conviennent. Retrouver une vie dans laquelle on peut aller à terre quel que soit le temps, consommer de l'électricité quel que soit l'ensoleillement, dormir tranquille quel que soit le vent, disposer d'un terrain plat chaque fois qu'on veut faire un Tai-Chi. Je vais également prendre le temps d'un retour vers la France, quelques semaines pour serrer dans mes bras mes enfants, oublier un peu les contraintes du bateau et réfléchir au sens du voyage. Pendant ce temps Ariel choisi de rester à bord. Il va prendre soin du kefir et du levain qui demandent des soins quotidiens et peut-être s'encanailler avec une bande de musiciens locaux.
Skol nous a fait promettre de remettre nos bottes avant que de la mousse lui pousse au pied du mât!
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Par « programme » je désigne cet assemblage d'une série de lieux et d'une série de dates, séries qu'il est matériellement ou psychologiquement difficile de dissocier l'une de l'autre à partir du moment où on s'y est engagé. Bien que nous ayons nettement rééchelonné notre « programme » initial, qui comprenait le passage du Cap Horn en 2015, ça va encore trop vite pour nous, semble-t-il.
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Nous pensions que l'hiver était trop froid pour le niveau d'isolation thermique de Skol. Convaincus de pouvoir y échapper, nous n'avons pas suffisamment poussé nos tests et travaux d'adaptation de l'isolation elle-même. Ce qui du coup nous a forcés à courir devant l'hiver qui nous talonnait, alors qu'on aurait aimé trainer en route quelques semaines de plus….
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Il reste le Cap Horn, qui garde un pouvoir d'attraction symbolique fort pour Ariel. La suite de notre programme initial de voyage, en l'occurrence les orientations après le Horn, étaient moins précises, comme si, n'étant pas sûrs d'arriver déjà là, nous ne souhaitions pas vendre la peau de l'ours. Comme s'il était difficile d'imaginer à l'avance de quoi nous aurions envie après.
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La table de Skol, toujours à la hauteur de sa réputation, n'a pas failli. Houmous maison, pain au levain, seiches de Djifere, riz à la turque, compote de pommes aux épices et biscuits maison.
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