Maintenant que nous sommes sortis des canaux, les températures extérieures ont un peu remonté et nous parvenons de nouveau à chauffer décemment le bateau. Il y a eu tant de nuits où le thermomètre intérieur plongeait sous les dix degrés et tant de matins de pont blanc de cristaux ! A proximité des glaciers, les rives nord des caletas ne dégelaient pas, elles ne voyaient pas le soleil de la journée. La plaisanterie qui nous faisait nommer Skol « notre chalet suisse flottant » à cause de ses boiseries intérieures était devenue furieusement véridique, dans cet environnement alpin andin. Plusieurs abris nous ont été inaccessibles pour cause d'eau gelée. Certains jours, les amarres raidies par le givre ne prenaient leur place au fond du sac qu'avec un bel effort de torsion du poignet et l'étrave de Skol, en quittant le mouillage, brisait la fine pellicule de glace qui s'était formée pendant la nuit. C'était la rançon de l' « été indien », des ciels clairs et des eaux calmes, c'était le prix à payer pour aller écouter le chant du glacier. Mais on s'accoutume à vivre à basse température. Le corps s'adapte. On mange plus copieusement, on fait sa toilette moins souvent et par petits bouts, on multiplie les boissons chaudes en cours de journée. Paradoxalement, ce ne sont pas les jours de navigation qui nous ont fait vraiment souffrir, malgré le poste de barre très exposé. Pour cela, nous sommes bien équipés et avons appris à nous protéger en empilant les couches adéquates de textiles techniques et en fermant bien les cols et poignets de nos cirés pour empêcher toute entrée d'air ou d'eau. Pendant les longues heures de barre, les efforts musculaires d'un petit virement de bord de temps en temps et la beauté des paysages aidaient à affronter la situation. Les nuits m'étaient plus difficiles. A force de ne pas dormir au contact si froid de la paroi arrière de notre couchette, qu'il m'incombait d'affronter à cause de la forme de l'arrière du bateau et de nos tailles respectives (1), j'ai fini par prendre l'habitude de construire chaque soir un capitonnage complet en convoquant tous les coussins « water-proof » du bord. Ariel, de son coté, a pris l'habitude d'aller chauffer mon côté de la couette à son corps agissant avant que je n'y glisse le mien, réduisant ainsi mon épreuve en doublant la sienne et ce dévouement amoureux quotidien n'a cessé de m'émerveiller. Les rares fois où j'allais me coucher la première, je n'avais pas souvent le courage de lui rendre la gentillesse.
Avec le froid, sont arrivées les gouttes. Les gouttes à l'intérieur. La buée qui se forme sur les hublots (pourtant doublés), ceux-là mêmes qui confèrent à notre bateau sa luminosité exceptionnelle et la vision panoramique sur la nature. L'eau qui perle au plafond et sur les flancs, soulignant l'emplacement des éléments de structure, lisses et varangue insuffisamment isolés, comme pour un cours d'architecture navale. Partout où le bois si décoratif de notre intérieur se trouve au contact de l'aluminium, il s'imprégnait petit à petit d'eau. Il aurait fallu traiter la face arrière de toutes les pièces de bois, dure leçon de menuiserie marine. Combien de fois n'avons-nous pas pesté contre le premier propriétaire du bateau, responsable de ces travaux ? Mais en réalité, comment lui reprocher de n'avoir pas imaginé l'aventure que son fier esquif allait vivre, quarante ans plus tard, dans d'autres mains que les siennes ? (2) Alors je me désolais de voir nos beaux vernis prendre par endroit la teinte sombre qui préfigure la ruine et je gémissais lorsqu'au milieu de la nuit une goutte traitresse me tombait directement dans l'oreille. Ma main tâtonnait dans le noir à la recherche du petit linge et passait machinalement sur le chemin où elle savait que les gouttes se formaient. Chaque matin, il fallait et il faut encore un bon quart d'heure d'essuyage pour effacer ce que la nuit a produit de gouttes visibles. Depuis longtemps nos vêtements de réserve sont enveloppés dans des sacs plastiques et nous n'allons plus voir ce qui se passe au fond de certains placards, de peur de ce qu'on y trouvera (3).
A cela, je m'accoutume mal. Je suis même troublée de la quasi déprime que cette condensation chronique suscite en moi. Pourquoi l'humidité plus que le froid est-elle un problème ? Je supporte très bien de devoir porter des mitaines et une couverture sur le dos pour bouquiner le jour, avec une température en cabine qui ne dépasse pas les 14°C ou de devoir me lever et m'habiller le matin dans une cabine à 8°C comme nos grands-parents et comme les habitants modestes de toutes les régions froides du monde qui ne chauffent que la pièce principale. Mais sentir mon drap et ma couette humides, voire franchement mouillés par endroit et songer à la moisissure qui menace toutes mes petites affaires me mine le moral. Moi qui me croyais rustique, voilà que je me trouve vulnérable et usée de ce combat-là. C'est comme un sentiment d'échec et d'impuissance qui m'envahit. Dans mes moments les plus extrêmes et sous l'influence de mes satanées hormones de quinquagénaire (4) à n'en point douter, j'en arrive à la conclusion radicale autant qu'injustifiée que le bateau ne convient pas à notre projet (5), ou, pire, que c'est moi qui ne conviens pas à cette vie-là. Ariel se moque gentiment de mes accès de faiblesse en me suggérant de retourner en France pour y retrouver la vie citadine ! T'as vu où on est ? Me répète-t'il comme un mantra avec le sourire. Il a raison, bien sûr. C'est juste la bourgeoise en moi qui fait son cinéma, qui voudrait garder son lit sec même dans la grande aventure patagone. Nos origines occidentales modernes nous confèrent une dépendance à un certain niveau de confort dont il n'est pas aisé de se passer sur de longues périodes. Quand je songe aux anciens habitants de cette région, qui, eux, vivaient toute leur vie dans un des milieux les plus humides du monde sous de frêles abris de branches et de peaux de bêtes, j'ai le vertige. Et un peu honte.
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Dormir bien ou ne pas dormir du tout est parfois une question de quelques centimètres de place ou de quelques degrés de température.
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En prévision du chemin du retour, puisque ces paysages nous comblent tant qu'on envisage de repasser à vitesse encore plus lente, je fais et refais des listes de travaux d'isolation complémentaires à ceux que nous avons déjà effectués auparavant. J'imagine des dispositifs à fabriquer et des matériaux à trouver, j'évalue la faisabilité des démontages que je compare à l'efficacité espérée du travail. Combien de jours de chantier pour combien de gouttes en moins ?
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La précieuse réserve de cacao Van Houten contaminée par la moisissure, par exemple. Ou bien mes bijoux en matériaux naturels également verdis par des petits champignons. Arrgghhh.
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Je me demande souvent si vivre une telle vie d'aventure dans cette période-là de ma vie biologique est une bénédiction ou une malédiction.
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Et pourtant, si on y regarde de près, il n'y a que notre couchette, située à l'arrière qui pose vraiment problème. Le reste est déjà bien protégé ou ne sera pas compliqué à améliorer.
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