La question reste ouverte de savoir s’ils ont voulu nous faire plaisir ou se faire plaisir à eux-mêmes. Sans doute les deux. En tout état de cause, il a fallu une solide motivation chez eux comme chez nous, doublée d’une certaine dose d’inconscience de leur part pour que la plaisanterie devienne réalité. La blague était que nous allions faire « la photo de couverture du prochain album des Arcavocès à bord de Skol en train de naviguer ». Cela impliquait une telle convergence de conditions favorables que la probabilité de réalisation, si on y réfléchissait un peu sérieusement, tombait proche de zéro. Nous nous rabattions donc sur des objectifs plus réalistes et déjà très satisfaisants.
Pour commencer, nous avions l’espoir de naviguer au moins une fois avec Alejandro, notre « capitan del campo», qui en avait tant envie mais ne parvenait pas à dégager du temps dans ses occupations (entre la ferme, la production d’engrais, l’enseignement, la musique et les bouleversements du quotidien qu’implique la naissance d’un premier enfant). Il s’agissait presque d’un engagement de réciprocité pris lors des premières discussions sur notre projet d’apprentissage des techniques agro écologiques. Tu nous fais découvrir l’horticulture, et nous on te fait découvrir la voile. Il fallait que la demi-journée libre corresponde avec une météo propice à une navigation douce, car il était envisagé en outre que Paula se joigne à l’aventure, bien qu’elle ait un peu la trouille. En fait, une simple petite sortie en mer avec lui - avec ou sans Paula, pour qui nous sentions que cela n’avait pas la même importance - nous aurait déjà comblés. Après plusieurs dates arrêtées puis décommandées, nous commencions à signaler à notre ami avec un peu plus d’insistance les journées favorables que le ciel offrait avec parcimonie. Il n’y en aurait pas un nombre infini d’ici au jour où nous reprendrions la mer vers le nord.
Ou bien sinon, même sans naviguer, il nous tenait à cœur de recevoir à bord Alejandro et Gerardo, les deux musiciens-chanteurs qui forment le cœur et le chœur du groupe Arcavocès, figure du canto popular uruguayen. Il s’agissait là d’une tâche inachevée, une invitation lancée il y a trois ans et que nous n’avions pas pu concrétiser (1). Trois ans plus tard nous nous sommes précipités à chacun de leurs concerts, au centre culturel, à la lagune, à la ville de Rocha comme les vrais fans que nous sommes et l’histoire de l’invitation a resurgit, une petite complicité. Mais avoir Gerardo et Alejandro disponibles en même temps ne s’est pas avéré facile non plus.
Il vint tout de même un jour où les plannings du vent, du soleil et des deux musiciens offraient une ouverture de quelques heures. Nous avions longuement réfléchi la veille aux possibilités de photos en imaginant un photographe à terre sur le quai et Skol qui passerait sous voiles à portée d’objectif mais ça ne marchait pas, avec le vent prévu, les voiles allaient masquer la scène de musique dans le cockpit. Tant pis pour la photo, au minimum on devrait pouvoir naviguer. Jusqu’à leur arrivée sur le quai, sourire aux lèvres, maté sous le bras et guitares dans le dos, on a redouté un empêchement de dernière minute, mais non. Ils sont venus. Les autorités portuaires nous ont accordé la permission de faire un petit tour sans paperasserie. Les voiles ont été hissées prudemment, bien réduites, pour limiter la gite avec la vigueur résiduelle du vent du matin, qui tardait à se calmer. Nos deux compères ont rapidement eu la barre et les manœuvres en main et se sont montrés curieux et appréciateurs. Rien de tel qu’un peu de lutte contre vent et courant pour comprendre la lenteur d’un voyage à la voile !
Quand il a fallu faire demi-tour pour rentrer avant la nuit, parce que ces messieurs avaient un concert le soir, le vent avait bien faibli, le bateau s’est retrouvé à plat, voiles débordées dégageant le cockpit et ils ont eu envie de faire de la musique. Et nous avons estimé que les guitares ne seraient pas exposées à un risque déraisonnable. Encore une fois j’ignore s’ils voulaient nous faire plaisir ou se faire plaisir, ou s’ils avaient vraiment besoin de répéter un peu, mais la perfection du moment, des conditions, de l’humeur de tout le monde, a rendu possible le premier concert en mer de notre vie à tous les quatre. Certes, en plus des soirées intimistes où Ariel sort la guitare et chante son répertoire historique aussi bien que les morceaux plus récents qu’il a glané en chemin et dont il a fait ses propres version, le cockpit et le carré de Skol ont déjà fait fonction de scène musicale pour de multiples concerts privés. Le dernier en date seulement quelques jours auparavant, d’ailleurs. Leur ami Ezequiel, lui aussi paysan et musicien, nous avait chanté, entre autres, sa version personnelle d’El Manifesto du chilien Victor Jara. Les chants anti-dictature circulent encore dans les milieux rebelles de tous les pays d’Amérique Latine, comme un répertoire partagé construit sur une tragédie semblable (2). Pour en revenir à notre sujet, il s’agissait donc bien du premier concert donné à notre bord pendant une navigation, et sous voiles en plus ! Contrairement aux apparences, l’acoustique en mer s’est avérée assez bonne, avec le vent faible. Le bercement de la houle s’ingéniait à rester en cadence, la complicité visible de ces frères de musique de plus de dix-huit années réjouissait le cœur, la musique était bonne, évidemment. Je crois qu’on a tous attrapé des crampes dans les zygomatiques et de la lumière dans les yeux. A quand la tournée en Europe ?
- Ariel les avait découverts en concert à La Fragata pendant que je prolongeais un séjour en France, et il avait tout de suite apprécié leur chant poétique et engagé. Je les avais écoutés à mon tour en revenant de France et m’étais entichée moi aussi de leur magnifique duo de voix et guitares. A tel point que lors de notre second séjour en Uruguay, Ariel avait concocté avec la complicité de nos amis Maggi et Christian une soirée concert spéciale pour fêter mes cinquante ans. Surprise magnifique. Nous leur avons fait savoir que leur musique et leurs paroles nous touchaient et obtenu qu’ils nous envoient les paroles de leurs chansons, qui, depuis, nous accompagnent dans nos navigations et nous ont beaucoup aidés dans notre apprentissage de l’espagnol. Mais notre lien avec eux n’était pas encore assez proche et puis nous étions occupés par les préparatifs du bateau pour le grand sud. Alors nous avions quitté le pays, laissant l’invitation ouverte.
- La poésie des chants protestataires d’Amérique Latine est très subtile, un héritage des années de censure des gouvernements militaires, héritage d’écriture qui perdure encore aujourd’hui.
Bravo... mais dommage qu'il n'y ait pas le son !
Rédigé par : Flora | 24 novembre 2018 à 15:54