J’ai éventré le paquet cartonné, saisi le livre et respiré un grand coup en voyant la couverture. Andrew avait bien gardé le secret. J’ouvre et je feuillette un peu fébrilement. Dans le désordre, rapidement, je vérifie, elles y sont toutes, « nos » caletas, et ça me replonge dans là-bas. De Chiloé au détroit de LeMaire, je refais notre trajet, nos trajets. Ils ont laissé des traces dans le corps, dans les émotions, dans la tête, dans les mains. En tournant les pages, je sens le froid me piquer les bouts de doigts, je sens sur ma joue l’altération infinitésimale de l’air qui précède la rafale, je sens aussi le rayon de soleil qui vient m’éblouir un peu en rebondissant sur un magnifique glacier. Et tant d’autres sensations physiques, auditives, olfactives, émotionnelles, tant de souvenirs et perceptions, de savoirs et intuitions que ça déborde joyeusement.
Tout ça dans du papier ? Incroyable ! Lors des lectures de préparation, en 2014 et 2015, avant la plongée sous les quarantièmes rugissants, pour moi, le papier contenait surtout des données précieuses, des noms mythiques et de la trouille. La trouille de ne pas savoir bien évaluer les situations, de ne pas réussir, la trouille de ne pas aimer et de regretter d’y être allés. La trouille d’une grosse avarie survenant au bout de nulle part, sans aide possible. La trouille de ne pas avoir bien avitaillé quelque chose, aliment, gaz, carburant, pièces détachées, outils, et que ça manque quand on serait loin de tout.
Je vénérais les navigateur.es qui y étaient allés avant nous, qui avaient fait les premiers repérages, transmis à d’autres voyageur.es leurs croquis de coin de table à carte vaguement annotés. Un caillou à l’entrée, des arbres pour s’amarrer, les rafales viennent de telle direction. Je reconnaissais l’ouvrage accompli par celles et ceux qui avaient, petit à petit, assemblé sous forme de livrets papier des collections de contributions multiples et variées, dont les photocopies se dispersaient dans la petite communauté des aventurier.es du grand sud. J’éprouvais du respect pour le travail de fourmi accompli ensuite par celles et ceux qui avaient méticuleusement recoupé, vérifié, standardisé, enrichi ses notes pour en faire des guides nautiques publiés et régulièrement tenus à jour et complétés. C’est grâce à tous ces contributeur.ices que nous pouvions envisager d’aller « au bout du monde ». Nos compétences et nos courages cumulés n’auraient pas permis d’y aller sans eux.
Et voilà que dans la préface de cette quatrième édition du guide IMRAY (1), dans les remerciements et dans le texte, je vois nos noms et celui de Skol apparaitre de multiples fois. Nous sommes salués comme ayant exploré extensivement hors des chemins déjà documentés. Pour de vrai. Imprimé noir sur blanc. Tout à coup je prends la mesure de notre aventure exploratoire, de notre contribution à la communauté et de la place que nous allons prendre dans l’imaginaire des autres. Tout à coup je change de statut, pour occuper un siège honorable de navigatrice galonnée, plus seulement dans mon esprit à moi, mais aussi en quelques sortes, sur la place publique. Ça fait un bien fou ! Joie et fierté à partager ! Offrande à mon paternel, qui apprécie certainement, où qu’il soit (2).
Dans l’index des noms de lieux, le jeu de l’ordre alphabétique a positionné notre caleta Beaujolais entre la caleta Beaubassin, notre toute première escale fuégienne et la caleta Beaulieu, sise au pied du glacier Romanche où nous avons longuement séjourné dans nos dernières semaines Patagones. Voisinage éminemment honorifique.
Le territoire et le peuple Kawésqar sont mentionnés explicitement et respectueusement avec les termes que nous avons proposés et les caletas Tonko, Paterito, Paàksa et Kawésqar forment désormais et pour les temps futurs, un petit groupe d’abris proches, comme une tribu de caletas indigènes. Mon cœur est plein de joie de voir leurs patronymes se réinsérer dans nos descriptions occidentalisées de leurs eaux !
La valeur contributive de nos explorations n’aurait pu émerger sans la durée. Trois saisons de presque six mois. La saison 2015-16 pour faire connaissance avec le terrain et son climat, en nous appuyant exclusivement sur des repérages antérieurs, la saison 2016-17 pour savourer et commencer à sortir des pistes, et la troisième, en 2017-18 pour refaire le chemin complet une dernière fois en explorant encore, et pousser la route plus au sud avant de rejoindre l’Atlantique.
J’apprécie infiniment que cette marque de reconnaissance par le monde de la mer survienne justement maintenant, alors que je médite sur le sens des cinq années qui ont englobé ces dix-huit mois exceptionnels. La vie me fait là un joli cadeau, car même si ce résultat ne suffit pas à lui seul à justifier les peines prises, il me rappelle combien l’envie d’explorer le sauvage et de retourner vers la beauté a pesé dans mon choix de continuer l’aventure au-delà de la première saison, malgré les difficultés.
La vie nous fait un joli cadeau commun, il me semble, en instituant une part de l’inoubliable de cette aventure partagée, en gravant quelque chose de l’inséparable de nos destins. L' « Isabelle et Ariel » qui a existé et accompli de belles choses va perdurer comme un trait mince mais difficilement effaçable, dans ce domaine très spécialisé. Il durera au-delà de notre histoire, peut-être même au-delà de nos vies.
Isabelle
- Nous avons proposé nos contributions d’abord à Andrew O’Grady, auteur du guide IMRAY, plutôt qu’à Mariolina Rolfo et Giorgio Ardrizzi, qui sont les coauteurs du principal ouvrage de référence, le fameux « guide bleu ». J’étais un peu mal à l’aise après avoir entendu Giorgio, dans une interview amateur, utiliser la première personne du singulier pour parler de ce travail commun. J’avais été surprise à la fois de cette légèreté avec laquelle Giorgio occultait la contribution de Mariolina et par le fait que l’interviewer le laissait faire, alors même que la co-signature est de notoriété publique. Hum ? Ariel n'a pas eu l'élan de partager ma joie ni de coopérer à la rédaction de cette note de partage enthousiaste. Je le regrette infiniment et j'espère qu'il aura la grâce de ne jamais raconter ces explorations à la première personne et que s’il le fait, ses interlocuteurs auront la bonne idée de lui rappeler qu’il n’était pas tout seul et que ce n’est même pas lui qui tenait la barre dans les moments critiques !
- Cette fierté-là ne touche pas Ariel autant que moi.