Une fois arrivés, l’excitation ne retombe pas. Au contraire. Joie bouillonnante. Sentiment d’avoir réussi, dans de bonnes conditions pour nous et pour le bateau, sans forcer trop « maso », avec assez de souplesse et un grand sérieux dans la conduite du bateau. Jubilation d’être à deux pour vivre cela. Merci à toi de m’avoir conduit jusqu’ici – merci à toi de m’avoir conduite jusqu’ici. Sans toi je n’aurai pas tenté cette expédition. A deux nous irons vers d’autres aventures, encore. Comme à chaque fois, les questionnements des heures difficiles, les interrogations qui surgissent quand il fait froid, humide, violent et qu’on pense mais qu’est-ce que je fais ici ? … s’effacent devant la réponse. Je réponds à ma soif de dépassement, soif de rencontre avec le cosmos, avec la nature. Un petit voilier est à la fois un objet, technique, sophistiqué, dont le maniement accapare une fraction importante de notre attention, et à la fois, si petit, il reste très exposé aux éléments, et nous y expose, par la force des choses.
Pendant que la tempête fait son devoir, qui consiste à brasser l’air et l’eau dans le sens des aiguilles d’une montre, nous savourons le plaisir d’avoir correctement suivi la situation météorologique et finalement décidé de chercher abri ici au lieu de continuer la route. Encore de la technologie, des fichiers de prévision météo, des cartes des fronts et pressions reçues par la radio et déchiffrées par l’ordinateur et même la confirmation par un cargo croisé, qu’Ariel a interrogé par VHF. Eh oui, encore de la technologie. Nous ne sommes pas suffisamment formés à déchiffrer les signaux que le cosmos envoie, les changements du ciel, la baisse de pression atmosphérique et le gonflement de la houle, signaux qui annoncent les dépressions très creuses avec quelques heures de préavis. Pas encore assez sûrs de notre jugement. Nous hésitions entre la prudence du refuge et l’audace d’un coup de poker qui consisterait à profiter des premières heures de la tempête de sud-ouest pour pousser le plus au nord possible, jusqu’au début des Lofoten. Mais, ne nous laissons pas berner par la couleur turquoise de l’eau qui évoque des mers tropicales paisibles, le verdict est convergent : « gale warning », « avis de coup de vent », force 7 annoncé. 15 heures de « lessiveuse » plus loin, dans quel état serions nous pour aborder un territoire inconnu, une approche techniquement pointue, sans doute avec une mer très formée ?
Et de fait, le vent s’est emballé avant même que nous ayons fini d’accoster ici à Traena. Pour faire quelques pas à terre, sur cette toute petite île, il a fallu s’équiper comme pour la haute mer, ciré sur les jambes et sur le dos, et se pencher en avant pour marcher contre le vent. Il fait un temps à cocooner à bord, à écouter Dylan chanter «Girl From The North Country», lire les romans scandinaves que nous avons embarqués et fêter tout ça sous la couette.