Dans le joyeux mélange de canards et de poules qui circulent librement dans le potager açoréen et pondent un peu n’importe où, il est arrivé ce qui fatalement devait arriver un jour : une poule a couvé des œufs de canards. Ça n’a posé aucun problème durant la couvaison, les mères canes de ces œufs-là n’ont pas protesté, elles sont allées pondre la suite ailleurs. A l’éclosion, nous avons eu une surprise mais la poule n’a rien remarqué. Elle a traité la couvée de sept petits canetons comme des petits poussins et eux l’ont traitée comme leur mère, la suivant partout, obéissant à ses injonctions. Nous ignorons comment ils se comprennent, en ne parlant pas la même langue, mais apparemment ça marche. Les petits poussins-canetons sont désormais appelés « chucklings », ce qu’on pourrait traduire par « pounetons » (1). Au fil des jours, la dissonance nous apparait de plus en plus visible, à nous les humains, parce que des canetons, ça grandit plus vite que des poussins. Cinquante pourcent plus vite, en gros. La mère continue son programme éducatif de base, celui qu’elle a déjà déroulé avec succès à plusieurs reprises, mais peut-être s’interroge-t ’elle maintenant sur les anomalies désormais flagrantes.
Il commence alors à circuler au sein de l’équipe de permaculture quelques questions naïves sur les comportements innés et appris des espèces poule et canard. Est-ce que les pounetons vont se mettre à gratter la terre comme leur maman poule leur montre avec persistance? Mais ils ne sont pas équipés des griffes pour ce geste ! Comment la maman poule comprend-elle le besoin de ses petits pounetons d’aller patauger puis nager dans le bassin, ce que d’habitude les vrais poussins ne font pas ?
On observe et on s’émerveille. N’empêche, ils passeront tôt ou tard à la casserole, les pounetons ! Ceci m’amène de biais au sujet annoncé par le titre de la note. Le lecteur attentif de ce blog poético-méditatif (sur nos navigations) a remarqué que le thème de la consommation de chair animale revient assez souvent. Eh oui, ça nous travaille. S’il est facile de donner la mort à des animaux sauvages et aquatiques comme nous le faisons régulièrement, il en va autrement pour des animaux terrestres et domestiques, nous l’avons compris l’an dernier en faisant face au regard bien grillé des petits cochons que nous avions nourris au fil de quelques semaines. Et encore, nous n’avions ni participé ni même assisté à leur mise à mort.
Les fermiers amateurs qui élèvent des poules dans leur jardin récoltent des œufs frais, deux cent par poule et par an, plus ou moins selon la race, l’alimentation et l’ensoleillement. Idem pour les canards, un peu moins productifs en œufs. Il y a d’autres bénéfices à entretenir des volailles dans son potager : elles grattent la terre, désherbent, picorent les insectes et fournissent un engrais avec leur petit caca. Enfin, les poules produisent de la viande, qu'on appelle poulet dans les cantines, restaurants et supermarchés. Alors je voulais savoir si je serai capable de « récolter » aussi la viande produite par mon futur élevage de volailles, et pour le savoir, il n’y a pas trente-six manières, n’est-ce pas ? Il faut s’y coller.
A l'oreille du premier que j’ai porté depuis la cage jusqu’au billot, j’ai murmuré des mots doux et des remerciements. Je sanglotais, lui restait calme dans mes bras. Il n’a pas protesté non plus quand je lui ai mis la tête en bas dans l’entonnoir, en lui masquant les yeux de ma paume droite, comme m’avait montré Mike quelques minutes plus tôt. Il n’a guère réagi lorsque ma main gauche a tranché ses jugulaires, il avait déjà tourné de l’œil. Le sang a coulé à flot sur ma main, chaud, pendant que je m’interrogeais encore sur mon geste. Après les derniers soubresauts, nous avons caché le corps et le couteau sous un carton, évacué le sang et rincé le seau, avant qu’Ariel apporte le suivant. Il n’en menait guère plus large que moi, lui aussi parlant à l’animal et redoutant à la fois de réussir et de ne pas réussir à faire le geste. Il a accompli le rituel jusqu’au bout en se remémorant les abattages hallal auxquels il avait assisté longtemps auparavant. J’ai recommencé tous les gestes, plus calme et moins bouleversée cette fois-ci. Ariel a passé son tour. Mike s’est occupé du dernier. Nous avions alors cinq cadavres sous le carton, il restait du travail à faire. Nettoyer, ébouillanter, plumer, éviscérer, du temps encore à manipuler le corps inerte de ces animaux que nous avions élevés depuis leur naissance, ou du moins c’est ce que je me racontais pour vérifier la solidité de ma motivation à continuer ma vie de carnivore.
En réalité, les cinq canards que nous avons tués ce jour-là venaient du groupe surnuméraire d’une voisine qui ne les nourrissait guère. Ils n’avaient pas beaucoup de viande sous les ailes et encore moins de gras, ce que nous avons constaté le soir-même en nous cassant les dents ou presque, sur leur chair certes gouteuse mais d’une fermeté redoutable. Heureusement, les cinq petits foies bio, a peine cuisinés, presque crus, furent un délice.
- « Chucklings » est le mélange de « chickens » et « ducklings ». La traduction littérale serait « pounetons »