Et comment faites-vous pour la nourriture, quand vous restez longtemps loin de tout ? Vous ne manquez jamais de rien ?
Non, on ne manque jamais de rien. De rien d'important. On a toujours eu de quoi se nourrir et même largement en quantité et en diversité. Et même en fraîcheur. Mais le fait de n'avoir objectivement jamais manqué ne veut pas tout dire. On est si imprégnés de cette culture de l'abondance occidentale qu'on est souvent talonnés par la peur de manquer de quelque chose.
9 mai 2016 : mon cahier de notes raconte « Estero Dock. Nous espérons faire le plein d'eau mais le filet de la cascade mentionnée par le guide nautique est si mince que je doute». Une surprise, dans une zone qui reçoit théoriquement sept mètres d'eau par an ! Mais nous étions en année « el niño » et ça faisait trois semaines qu'il n'était pas tombé une goutte. Et puis nous ne savons jamais vraiment à quelle époque de l'année sont passés les navigateurs qui ont fourni les informations compilées dans le bouquin. Le dernier mois dans les fjords, quand il nous restait encore à franchir le golfe des peines, j'ai cru qu'on allait manquer de gaz pour la cuisine et cette idée m'a préoccupée. Mais finalement non. Les mesures drastiques d'économie que nous avons mises en œuvre sur la fin ont été appropriées. Pour la nourriture, tout a été impeccable. Nos listes d'avitaillement s'améliorent à chaque fois qu'on part pour plus d'un mois. Ce qui a failli manquer les fois précédentes est examiné plus finement les fois suivantes. Pendant les dernières heures avant un départ, il y a toujours une sorte de fébrilité qui nous prend, Avons-nous assez de café ? De PQ ? Quelques kilos de farine en plus, non ? ... on explose la liste et on alourdit le bateau, qu'importe!
Mais dans l'isolement extrême du grand Sud, tout prend rapidement des proportions inhabituelles. Pendant les premières semaines dans les caletas, nous ignorions tant de cette région. Le temps qu'il nous faudrait pour atteindre le port suivant restait une parfaite construction théorique dont le facteur d'incertitude était immense. Certainement plus d'un mois, sans doute pas plus de deux. On avait approvisionné l'essentiel pour deux mois et demie. Curieusement, c'est sur les petites douceurs qu'on a eu des surprises. Face au volume occupé par quinze paquets de biscuits, on a hésité à en charger trente. Mais tout le monde sait que certains biscuits industriels sont croustillants au point d'être addictifs. Une fois le paquet entamé, adieu ! Pendant que les tempêtes faisaient rage dehors, Ariel grignotait tranquillement comme si les stocks étaient inépuisables. Je me suis alors surprise à tourner et retourner dans ma tête les façons d'aborder la question sans en faire un sujet de conflit. On n'allait tout de même pas se fâcher pour des galettes au chocolat, n'est-ce pas? Eh bien presque! Heureusement, la parole aidant, on a peut-être fini par comprendre pourquoi Ariel continuait à consommer normalement tant qu'il y en avait, alors que moi, je réduisais ma consommation dans l'espoir qu'il en resterait jusqu'à la fin. Les tempêtes durent parfois plusieurs jours et le confinement à l'intérieur est ainsi propice à l'introspection. Il nous semble que ça s'enracine très loin dans le temps, ces petites idiosyncraties. Ça pourrait bien remonter à l'époque de la guerre, à comment nos mères ont vécu le rationnement et à ce qu'elles en ont fait ensuite, pendant notre propre enfance, quand elles détenaient la main sur la cambuse familiale. Ariel a coutume de dire que si on garde indéfiniment les stocks de bonnes choses, ça pourrait finir par se perdre. Et moi je ne supporte pas l'idée que si on consomme immodérément, ça pourrait finir par manquer. Ma dernière tablette de chocolat 85% de cacao a toujours été intouchable, maintenant on sait pourquoi ! Par chance, ces crispations d'origine historique ne nous touchent que pour les petits plaisirs (1).
Donc, nous n'avons en vérité manqué de rien dans les « limbes », puisant avec délice dans des réserves parfois constituées de longue, de très longue date. C'est une habitude que nous avons prise depuis longtemps, d'acheter les produits bons et économiques là où on les trouve et c'est aussi un plaisir que nous nous sommes fait, au fil des mois de voyage, de prolonger la durée de stockage d'une partie de ces bonnes choses en nous disant, « gardons-en pour les canaux, ça sera un plaisir de déguster ça dans une caleta perdue ». Ainsi des derniers pots de confiture de mangues fabriquée au Sénégal que nous avons savourés dans le froid des glaciers, des divers poissons de l'océan atlantique dont il nous reste même encore un ou deux bocaux en parfait état, du café et des noix du brésil désormais épuisés, des terrines de viande fabriquées amoureusement en argentine, dont la dernière a été dégustée en vue de Chiloé avec une tranche de pain au levain frais et un verre de vin chilien.
Cela dit, n'en déplaise à ceux qui nous voient comme de grands aventuriers libres et détachés de la vie citadine, cette autonomie - liée à nos capacités de stockage dans tous les recoins du bateau et à notre expérience grandissante en matière d'approvisionnement et de conservation - ne doit pas être confondue avec une quelconque autarcie. Il faut se rendre à l'évidence, nos prélèvements sur la nature patagone se sont en fait limités à la cueillette de quelques centaines de grammes de petites baies délicieuses et la capture de quelques crabe. Pourtant, Ariel a été persistant dans ses poses de casier. La pêche à la ligne n'a rien donné du tout à cause des conditions de navigation et de la rareté des poissons de surface (2). Des gisements colossaux de moules nous narguaient du rivage sans qu'on puisse y toucher, la faute à la marée rouge. Nous n'avons pas gouté au kelp - qui parait-il est comestible - ni aux salades de la mer que les kawésqar mangeaient directement en les cueillant au bord de l'eau. Et même avec des germoirs à graine, la production végétale à bord sera toujours marginale. Dans cette vie itinérante, nous sommes terriblement dépendants de ceux qui produisent la nourriture. Cigales de mer qui comptent sur les fourmis de terre. Malgré nos nuits agitées et notre façon de regarder les glaciers dans le bleu des yeux, nous ne sommes pas si éloignés que ça des citadins, incapables de se nourrir eux-mêmes!
Après deux ans et demie de nomadisme, l'envie de planter et récolter nous titille de plus en plus, il faut l'avouer. Mais en étudiant la question, il apparaît bien vite qu'une escale assez longue pour pouvoir cultiver un potager ou élever des poules ressemblerait fort à une sédentarisation. Nous n'en sommes pas encore là ! Le Sud attend notre retour, avec son froid, son humidité, ses pentes escarpées. Pour l'agriculture, on verra plus tard.
- Au passage, nous avons remarqué que notre rapport à l'argent est empreint d'une tension un peu semblable. Ariel aime à dire qu'il vaut mieux dépenser ce qu'on a, parce que qu'on ne sait pas de quoi demain sera fait, par exemple si l'euro perd sa valeur dans un immense crach économique - pas si improbable que ça. Moi, je veux qu'il en reste pour nos vieux jours, échéance que je repousse très loin avec un solide optimisme. Après tout, nous menons une vie saine et prudente.
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Il est loin le temps où notre garde-manger vivant et même fluorescent nous suivait en banc serré. Il est loin le temps où on hébergeait un régime de bananes sauvages en cours de murissement.
- Notre héros Joshua Slocum a bien tenté quelques semaines de cohabiter avec une chèvre à bord pour avoir du lait frais, mais il a fini par la débarquer après qu'elle ait dévoré quelques cartes marines.