L'autocar m'éloigne du bateau, d'Ariel, de la vie à bord, du froid et des gouttes (1). Les maisons qui longent la route ont un air familier. Les affichettes de promotion du supermarché devant lequel nous stationnons le temps d'un feu rouge n'ont aucune étrangeté à mes yeux. L'écriture manuscrite, dont le tracé a un petit quelque chose de nord-américain plus qu'européen, le prix que je sais instantanément évaluer, sans passer par la conversion en euro. Je ne m'attendais pas à ce petit pincement-là. Sensation de partir vers la France et non de rentrer en France. Néanmoins, les paysages que je vais traverser me sont inconnus. Une interminable vallée s'étire entre la cordillère des Andes et la précordillère, proche de l'océan. Au milieu file, toute droite, la panaméricaine, cette autoroute-artère gigantesque qui irrigue d'un flux continu de passagers et de marchandises ce pays et bien d'autres, puisqu'elle prend sa source en Alaska et abouti au sud de Chiloe, à quelques dizaines de kilomètres de Skol. Pendant toute une nuit, mille six cent kilomètres s'égrènent sous les roues du car qui m'emporte, somnolente, regardant défiler les lumières de l'activité humaine, habitations, industries et commerces qui semblent s'égrener tout le long, pratiquement sans interruption. Une voie ferrée longe l'autoroute et des passerelles l'enjambent. « NO CONTAMINE » dit un panneau géant illuminé, noyé dans un enchevêtrement de pylônes électriques et de bretelles. Injonction dérisoire. Au petit matin, je vois qu'il a gelé et je réalise que, même si j'ai progressé vers le nord, j'ai aussi gagné en altitude. L'industrie du fruit s'étale en bordure même de l'autoroute (Vous avez dit « no contamine » ? ) mais la silhouette souvent torturée des arbres et leur nudité hivernale ne me permettent pas de reconnaitre les espèces. Sauf la vigne, qui a un air si typique.
Puis les premiers immeubles d'habitation et les premiers ralentissements signalent l'approche de Santiago. Sautant, avec mon bagage, de l'autocar interurbain au bus urbain, je mesure une fois de plus à ma tranquillité combien j'apprécie la dose d'informalité qu'on trouve souvent sur ce continent. Le bus pour l'aéroport s'est arrêté n'importe où en réponse à mon signe de tête et au vu de mon bagage, au lieu de m'envoyer marcher deux cent mètre de plus et attendre un autre quart d'heure le bus suivant. Cette informalité, souplesse ou parfois nonchalance, fait qu'on n'est jamais tout à fait sûr de ce qui va se passer, que ce soit en amitié ou en commerce (2). J'aime ces comportements malgré leur côté parfois déstabilisant, parce que ça m'autorise, moi aussi, à rester décontractée et à mettre plus l'accent sur le fond que sur la forme, les politesses, les conventions, les règles. Ariel n'aime pas, mais il semble s'y faire, petit à petit. J'en suis là de mes réflexions quand soudain le bus change de file, sur la voie rapide, pour dépasser trois chevaux trottant à la longe derrière une bicyclette. Un vélo et trois canassons sur une autoroute !
L'avion s'envole sous un ciel parfaitement pur révélant ce que j'avais compris depuis la route : toute la vallée est occupée. Le peuplement est très disséminé, chacun sur sa parcelle de terre. Point de petit village ramassé autour d'une église, comme je verrai demain par le même hublot. La limite du territoire de l'homme est une ligne sinueuse à flanc de montagne, non une ligne de niveau, mais une ligne de dénivelé, qui montre où la pente est trop raide pour cultiver. Sauf à certains endroits, où une culture en terrasse permet d'aller un peu plus loin. Au-delà de cette ligne, la forêt. Au-delà de la forêt, la neige. Nous survolons la cordillère dans son immensité tranquille, immuable, infranchissable. De l'autre côté, c'est le rouge des terres arides et pierreuse, puis de nouveau les territoires colonisés par l'homme. Mais là l'empreinte est différente. Le sol argentin est quadrillé de clôtures gigantesques, marquant du sceau de la propriété privée chaque hectare potentiellement appropriable, mais une très faible proportion du sol est effectivement exploitée. Rapport à la terre différent, densité de population différente.
La coupe de champagne, symbole de France, que l'hôtesse me tend, ramène mes pensées vers ma destination. Je vais mettre deux jours au total à parcourir en sens inverse la distance que nous avons franchie en deux ans. Ça semble un peu ridicule, vu comme ça. Dans un sens, ça l'est. Un peu dérisoire. Durant ces deux journées et ces deux nuits de mauvais sommeil haché, mes pensées errent, tentant de mettre au clair les motivations de ce voyage – là. Redécouvrir mes enfants ; ils changent encore si vite. Prendre des brassées de lien féminin qui m'ont tant manqué dans cette vie où la barrière de la langue impose ses limites à l'intimité. Accorder des soins à mon corps, par un jeûne que notre itinérance trop rapide n'a pas permis depuis quinze mois. Prendre du recul sur ces deux années de voyage et voir comment elles s'inscrivent dans le temps plus vaste de mes aspirations. Cette réflexion, j'en ai besoin car j'ai toujours refusé l'idée d'une vie de voyage purement contemplative. Le renoncement à mon projet de recherche (3), pour lequel j'avais engagé trois années complètes de formation aux sciences sociales, laisse un vide dans ma vie intellectuelle que tout l'enthousiasme d'Ariel pour le cosmos et la vie animale et tout son talent pour provoquer de belles rencontres ne suffisent pas à combler. Maintenant que je suis repue d'aventures et d'épreuves maritimes et que j'ai gagné à mes propres yeux les galons de marin auxquels j'aspirais dans la droite ligne de la tradition familiale (4), je me trouve face au risque, si je n'y prend garde, de me mettre tout simplement, tout naturellement, comme un allant-de-soi (que je regretterai plus tard de ne pas avoir questionné), au service du projet d'Ariel. Car lui erre un peu moins que moi quand il s'agit de savoir de quoi il a envie. « Il faut que chacun y trouve son compte » était notre promesse l'un à l'autre. Pour ma part, je tiens toujours à mettre une forme d'utilité au monde dans ma vie, même si je n'ai plus aucune idée de la nature et de la forme que cette utilité pourrait prendre. Je ne veux pas me laisser endormir par d'idée que cette vie de rêve exaltante devrait me suffire en elle-même. C'est un paradoxe, non ? Nous sommes libres de nos mouvements et décisions, libres comme nous ne l'avons jamais été (5). Et cette liberté même me plonge dans des abîmes d'interrogations existentielles.
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Qui sont en nette régression après un gros travail de complément d'isolation de la cabine arrière.
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Avec des surprises possibles moins radicales que ce que nous avons connu au Sénégal, par exemple
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Pour mémoire, il s'agissait d'un projet de recherche en anthropologie sociale traitant des populations littorales confrontées aux conséquences de la montée des océans sur leur habitat. Je n'ai pas réussi à finaliser mon projet de thèse.
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Laquelle n'a aucune considération pour les naufrages et autres casses spectaculaires et valorise au contraire la navigation prudente mais non timorée. Je pense avoir mérité un clin d'œil approbateur de Papa avec la manière dont nous avons adapté la culture « tout à la voile » de la famille aux conditions spécifiques du Détroit de Magellan et des canaux de Patagonie.
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Une des leçons de ces deux premières années de vie de voyage est que la location de la maison suffit à nous faire vivre, nous et le bateau. L'obligation de travailler en chemin pour remplir la caisse de bord est repoussée aux calendes grecques.