La première dorade coryphène que nous ayons vue se trouvait au bout de ma ligne et s'est décrochée. Elle mesurait plus d'un mètre de long et pesait sans doute plus de dix kilos. Elle faisait des bons prodigieux pour tenter de secouer ce machin dur qui lui blessait la bouche et entravait ses mouvements et son corps brillait au soleil, couleur argent ourlé de bleu. La dernière surfait juste sous la surface d'une vague à trois mètres du bateau. Elle était en maraude, attendant que notre sillage perturbe un banc de poissons volants, ou bien veillait sur la nurserie qui s'était constituée sous les flancs du bateau à l'abri des prédateurs. Sa couleur virait doucement du bleu sombre au violet lorsque la pente de la vague modifiait l'angle de notre regard ou celui du soleil. Entre ces deux observations, nous sommes passés du 12ème parallèle Nord au 30ème Sud et la bande de coryphènes nous en a fait voir de toutes les couleurs : des jaunes fluo, des verts turquoise, des bleus de toute la gamme psychédélique !
Je croyais que leur couleur ne changeait que pendant l'agonie et j'ai passé des heures curieuses et contemplatives devant leur lumineux talent, de jour comme de nuit. Le jour je les trouvais souvent à plusieurs devant l'étrave, jouant un peu comme des dauphins avec le surf de Skol. La nuit, j'ai pris l'habitude de les appeler du pinceau lumineux de ma lampe frontale. Est-ce qu'elles venaient sous le pinceau, attirées par la lumière ou bien est-ce qu'elles devenaient simplement visible en s'illuminant sous l'effet des photons de ma lampe ? Je ne l'ai jamais su. Mais j'avais plaisir à les savoir là, toutes les nuits, entre une poignée et deux douzaines, nous escortant sans relâche. Sont-ce les mêmes qui sont restées attachées à notre carène pendant plus de 2500 miles ? Ou bien le troupeau se renouvelait-il par relai, les unes lâchant le sillage pendant que d'autres rejoignaient le microcosme subaquatique que tout bateau abrite au bout de quelques jours dans les mers chaudes (1).
Leur peau réagit à la lumière et sans doute à ce que j'oserai appeler leur état émotionnel, parce qu'elle et moi sommes devenues des connaissances (2). C'est un système de défense et j'imagine aussi un système de communication entre elles. Dans leurs moments d'élégance, elles optent pour des nageoires jaune sur habit corporel bleu. Dans leurs moments de folie elles se marbrent de taches sombres qui se forment en un clin d'œil, lorsqu'elles passent juste sous la nappe d'écume produite par une déferlante. La première que j'ai vue dans cet accoutrement zébré, je l'ai prise pour une autre espèce de coryphène. Et puis j'ai cru la voir redevenir comme les autres, dans les replis de la vague suivante. Alors j'ai poursuivi mes investigations jusqu'à en surprendre une changeant de costume sous la mousse blanche de notre vague d'étrave.
Il leur arrive de sauter même quand elles ne sont pas dérangées par un hameçon. Les sauts vigoureux à pleine vitesse sont indubitablement des sauts de chasse, à la poursuite des poissons volants qui fusent. Elles chassent à toute heure de la journée, c'est qu'il faut l'alimenter ce grand corps musculeux ! D'autres sauts ont une fonction plus mystérieuse pour nous, des bonds presque à la verticale qui se terminent par un plat sonore comme fait exprès. Sont-elles en parade amoureuse ? Sont elles comme les baleines en quête d'orientation ? Ou bien sont-elles en étalonnage de couleur au soleil direct, un petit coup de lumière blanche pour ravoir des couleurs défraîchies ?
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1 - Micro algues s'attachant à la coque, petits coquillages et pousse-pieds s'installant, petits poissons s'assemblant pour profiter de l'aubaine autant que de la protection de la coque, poissons plus importants se joignant à l'équipage : mérous et coryphènes.
2 - Je n'oserai dire, à l'image d'Ariel et ses oiseaux, que les coryphènes et moi sommes devenues des amies, parce qu'on ne mange pas ses amis habituellement. Or, la tentation était trop forte. Au bout que quelques semaines de cette proximité, nous avions la sensation d'avoir un garde-manger à la remorque. Et nous avons puisé dedans à quatre reprises. Elles se sont bien défendues ! Victoire à 6 contre 2. La première s'était échappée en emportant le croc des mains d'Ariel. Deux d'entre elles ont fui en arrachant mes meilleurs leurres mais deux autres (1,05m – 5kg et 1,22m – 8 kg) ont ensuite cédé à ma technique en progression….. et à une ligne neuve. Les bocaux de conserve ont été étiquetés Cory 15S et Cory 21S selon la latitude de la capture. Ariel a intensifié son activité de séchage de filets dans le balcon, après le succès de l'espadon séché-salé-poivré. La dernière a réussi à détordre l'hameçon pourtant énorme auquel elle était prise.
Mes chers amis,
je lis "Est-ce qu'elles venaient sous le pinceau, attirées par la lumière ou bien est-ce qu'elles devenaient simplement visible en s'illuminant sous l'effet des photons de ma lampe ?" et je m’aperçois que vous faites maintenant de la physique quantique hauturière !
je n'ai qu'un mot : "chapeau" !
Rédigé par : Mitch | 04 décembre 2014 à 12:41