Après de si longs mois sans « grande navigation », nous avons une envie pressante : partir vers le large, naviguer 24 heures, jusqu’au bord du plateau continental, là où les fonds passent brusquement de 100m à 1000m de profondeur. Et là, faire route en suivant le bord et traîner une ligne au bout de laquelle un petit calamar en plastique cacherait un gros hameçon. Des pêcheurs nous ont dit que c’était là qu’on en trouverait, des thons blancs de l’atlantique. Car notre envie, ce n’est pas seulement d’aller au large, c’est d’aller au large chasser le thon. Envie, après des mois de technologie assidue, de retrouver l’animal en nous, retrouver la nature brute, renouer avec des sensations primitives. Tourner le dos à tout ce qui enjolive l’achat des protéines dans la vie terrestre, morceaux choisis et emballages esthétiques, assumer un rapport à la nature qui implique de la prédation animale, déployer les efforts physiques nécessaire à remonter la bête à bord et exécuter les gestes sanglants du découpage des morceaux.
Depuis 4 ans, Ariel pense que je pêche pour le plaisir mais il se trompe : je pêche pour nourrir mon équipage. J’ai toujours aimé rapporter le dîner au bout de ma ligne, le long des côtes de Bretagne, de Galice ou d’Irlande et j’ai adoré rapporter « trop de poisson » d’un seul coup lorsque nous avons pris un thon d’une quinzaine de kilos, pendant notre retour des Açores. D’ailleurs, nos comportements de pêche changent subtilement. Au fil des années, ils sont de moins en moins dilettantes et de plus en plus intentionnels. Au lieu de simplement déployer la ligne quand on y pense en comptant sur la chance, nous avons pris l’habitude de regarder le profil des fonds lors de nos navigations côtières, pour éventuellement incurver notre route au dessus des zones favorables, voire repasser deux fois au dessus du même secteur. Cette semaine, nous avons poussé la logique un cran plus loin. En attendant l’accalmie nécessaire à une belle navigation vers le large, nous avons dédié une petite sortie à la pêche côtière, un simple aller et retour au dessus d’une zone favorable que nous connaissons, au sud ouest de l’île de Groix, avec le projet de trouver du maquereau. Il y avait un peu trop de vent mais quelques percées dans les nuages nous encourageaient, nous sommes donc sortis sous voilure réduite, en fin de journée car le soleil rasant est propice à la pêche, c’est l’heure « pêchante » dans notre jargon. Même sous voilure réduite, nous allions trop vite pour le maquereau, alors nous avons réduit encore la voilure, jusqu’à totalement affaler la grand-voile et faire route sous petit foc seul, enfin à la bonne vitesse, la vitesse « pêchante ». Jamais nous n’avions volontairement contrarié l’allure de Skol à ce point ! Ca pouvait sembler un comportement incohérent, aux yeux des autres équipages croisant dans le secteur, ce voilier marchant bien en dessous de ses possibilités, se vautrant paresseusement dans la vague pourtant agitée… oui mais le résultat justifiait ce léger ridicule, nous avons trouvé ce que nous étions venus chercher. La bonne vitesse, la bonne heure, la bonne profondeur, même par mauvais temps… ça mord !
Alors nous sommes prêts, avec des bocaux à conserve en nombre suffisant, du vin blanc, des citrons, des clous de girofle et du laurier, et nous guettons depuis 10 jours la fenêtre météo qui nous permettra la grande partie de pêche en haute mer. Mon fils Thomas est même venu passer quelques jours à bord, dans l’espoir d’y participer : l’idée d’une sortie en mer uniquement dédiée à la chasse au thon lui plaisait bien. L’occasion ne s’est pas présentée pour le moment, ou bien la mer résiduelle du dernier coup de vent était trop décourageante, une fois dégagés de la protection des côtes et exposés à la grande houle, ou bien il fallait revenir au port, contrainte de planning. Thomas est reparti avec juste deux petits bocaux de maquereau au vin blanc « spécial Skol » dans son sac à dos, résultat symbolique mais tout de même gratifiant et, bien que toujours aussi excités à l’idée d’aller au large faire le plein pour les réserves du bord, nous allons provisoirement suspendre la campagne de pêche un autre programme nous attend, pour les trois prochaines semaines. Le particulier a plus de liberté que les pêcheurs professionnels, il peut attendre un moment plaisant.
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