Ils vivent à bord de leur goélette depuis deux décennies, c'est une
information qu'ils donnent dès la première rencontre et sans même qu'on
leur pose la question. Ils ont mit fin à leurs carrières
professionnelles plutot réussies avant 55 ans et ont largué
leurs attaches matérielles en Suisse. "Dès le premier jour de cette nouvelle vie, nous étions définitivement perdus pour la cause de la vie terrienne" déclare-elle avec un petit sourire.
Au fils des rencontres, au cours de deux hivernages à Locmiquelic,
nous avons apprécié leur convivialité, leurs histoires innombrables nées
d'une décennie de travaux de contruction du bateau et deux autres de
déambulations le long des côtes européennes. Nous avons admiré les
boiseries soignées, les banquette en cuir et les rayonnages de livres
qui, ensemble, donnent à leur intérieur une chaleur accueillante et une
atmosphère un peu british. Nous avons compris qu'ils sont bien dans
cette vie-là, qu'ils ne rejettent pas la société et fréquentent les
musées et bibliothèques municipales partout où ils vont. Et nous avons
eu envie d'en savoir plus, comme à chaque fois que nous rencontrons des
personnes qui ont fait le choix de la vie "à la marge", envie de savoir
ce qui les a conduits à ce choix ou ce qui les a inspiré dans ce choix.
Envie de les entendre nous dire le sens de leur démarche.
"A la marge....", elle se reconnait dans cette formulation.
Elle raconte ses démèlés avec le temps, avec le temps qui manquait,
pendant les navigations estivales, sur des voiliers de location, le
temps qui manquait pour rencontrer les gens. Elle raconte comment elle a
tenté de résoudre cette équation du temps en négociant un mi-temps
6mois/6mois pour son boulot passionnant et comment elle avait même
trouvé la collègue à qui le mi-temps complémentaire aurait convenu pour
aller en Inde chaque hiver. Mais finalement, non, elle a préféré
démissionner. La raison de ce dernier choix nous a semblé très
intéressante. Elle trouvait trop lourd encore, pendant les 6 mois "off",
de rester statutairement salariée de l'entreprise, son entreprise, une
grande maison, dont il fallait honorer le nom, dont il fallait se sentir
représentante où qu'on aille. Et qui faisait écho aux obligations de
représenter son milieu, dans sa culture familliale. Trop, c'est trop.
Donc pour elle, la vie "à la marge" c'est trouver du temps pour les
rencontres et échapper aux comptes à rendre à la société....
La réaction de son homme nous prend de court. Lui ne se reconnait pas dans l'expression "à la marge". Il
se sent ici à sa place. C'est quand il travaillait au centre de
recherche qu'il se sentait "à la marge". D'abord il a toujours été
intéressé par les bateaux à voile, et il se sent chez lui depuis qu'il
navigue. Il voulait "un bateau pour aller boire une pinte dans un pub de l'ile de Man" .
C'est lui qui a concu et dessiné leur bateau, goélette de plus de 15m
de long, et il a mis tout son savoir et sa passion dans cette
conception. Mais il y a autre chose, autre chose qu'il nous montre en
même temps qu'il nous en parle. C'est une façon de penser par détours,
une manière de ne pas accepter les allant de soi, une manière de
rediscuter les évidences, qui est très prononcée chez lui, depuis tout
petit, qui lui a vallu des aventures relationnelles parfois touchantes
et parfois bousculante. Une tournure d'esprit et une propension à poser
des questions qui a fait dire de lui, souvent "Celui-là ne comprend rien". Son
refus de comprendre n'est pas une incapacité à comprendre,
entendons-nous bien. Cet homme est un esprit vif, intelligent, érudit.
Mais il aime penser contradictoirement au courant naturel de pensée des
autres. Il nous le montre bien en refusant de s'inscrire dans notre
évidence du "à la marge", pour le rediscuter.
Il y a quelque chose de profondément réjouissant à comprendre comment
ces deux-là, comme d'autres, ont quitté leur vie terrienne, renoncé à
beaucoup de ses conforts. Ils l'ont fait à l'unisson et sont encore à
l'unisson vingt ans plus tard. Et cet unisson n'était pas une pensée
unique. Chacun s'est engagé dans cette démarche avec son sens personnel,
les deux étaient compatibles, tant mieux. Chouette qu'ils se soient
trouvés l'un l'autre.