L’Afrique de l’ouest ne dispose d’aucun ponton capable d’accueillir un voilier, ponton où on pourrait s’amarrer, se raccorder au réseau électrique des terriens, faire le plein d’eau d’un coup de tuyau d’arrosage et débarquer à toute heure (1). Voilà donc trois mois que nous vivons la vie à l’ancre, pleine de poésie et émaillée de contraintes.
Palpitations de la découverte d’un nouveau mouillage, lorsqu’on approche à petite vitesse dans une zone non cartographiée ou si anciennement cartographiée qu’on ne peut plus se fier aux cartes, dans ce milieu de bancs de sables mobiles aux frontières incertaines. Pointer fréquemment les profondeurs d’eau indiquées par le sondeur, faire plusieurs tours en spirale pour vérifier s’il existe une zone assez grande à la bonne profondeur pour notre sécurité (2). Choisir ensemble le lieu, poser l’ancre sur le fond, reculer en déroulant la chaîne, tirer en arrière pour que l’ancre morde dans le sable. Remonter l’ancre immédiatement si la situation ne nous convient pas et refaire la manœuvre. Régler l’alarme de mouillage du GPS, qui nous préviendra si le cercle que Skol décrira autour du point d’accrochage s’ovalise trop. Ariel est particulièrement sensible à la qualité du mouillage car c’est lui qui sera de garde les premières nuits, à l’écoute de l’alarme, prêt à me réveiller pour que nous réagissions ensemble si les circonstances l’exigent. Pendant qu’il dort d’une seule oreille inquiète, je profite lâchement de ma surdité pour me reposer sur lui.
Poésie des changements de sens du bateau, selon le vent et selon le courant. Pendant la journée, on voit le paysage défiler à certaines heures, signalant que le vent tourne ou que la marée s'inverse. C’est le moment où il faut réorienter le « fantôme », cette toile légère que nous déployons à la verticale au-dessus du grand capot de pont, pour capter un peu d’air et canaliser un flux rafraîchissant à l’intérieur de la cabine. Parfois, le bateau danse de travers, hésitant entre l’obéissance au vent qui pousse sur les parties émergées de la coque, et l’obéissance au courant, qui pousse sur les parties immergées. C’est le moment où aucun réglage du fantôme ne convient. Combien de fois n’avons-nous pas noté mentalement l’heure de la renverse ? Parfois le courant est plus fort que le vent qui pénètre alors dans le bateau par les deux petits hublots de l’arrière, baignant la couchette arrière d’un délicieux zéphyr. C’est le bon moment pour une petite sieste ventilée. Ariel est plus prompt que moi à en profiter, car il a toujours un peu de sommeil en retard sur moi et que j’ai toujours quelques travaux d’écriture à faire au calme. Les changements de vent sont moins poétiques quand il s'agit de quitter préciptamment une famille ou une palabre parce que le ciel se déchaine et que nous sommes inquiets pour le bateau: la sécurité de notre maison prend d'un coup priorité sur toute autre activité.
Confort de la distance au rivage, distance qui à la fois nous protège du bruit (en partie), des moustiques (si l’on est suffisamment loin), des sollicitations de gamins innocemment intrusifs « m’sieur, m’sieur ! », et en même temps nous donne à voir largement l’activité humaine ou animale qui s’y déroule. Nous ne vivons jamais au cœur du village, mais toujours à sa frontière, avec vue plongeante, à l’aide des jumelles. Il est rarissime d’avoir un ponton avec vue sur les oiseaux (lien vers domicile flottant), tandis qu’au mouillage, la vie des oiseaux se déroule sous nos yeux, du petit jour au soir tombé (lien vers l’esprit de la mangrove). Il est encore plus rare d’avoir un ponton sonorisé par une meute de chacals, ou quelques hyènes, tandis qu’au mouillage, à proximité de certains terroirs, la nuit peut être vibrante des cris se répondant les uns aux autres, à vous donner la chair de poule. Dis-moi : ça nage pas, ces animaux, au moins… ?.
Plaisir de découvrir, jour après jour, toutes les qualités de notre extraordinaire annexe rigide pliable (lien), Banana de son petit nom. Banana nous transporte tous les deux et 100 litres d’eau en bidons en plus, sans faillir. Banana résiste à tous les atterrissages, qu’ils soient semés de pierres, de coquillages, de ferrailles abandonnées ou de branches piquantes. Banana supporte avec le sourire le baiser tranchant des huîtres de palétuvier lorsque nous récoltons un festin en poussant l’avant de la barque sous les branchages, entre les racines. Et pourtant ces huîtres sont aiguisées comme des lames, nos avant-bras s’en souviennent ! Banana a même admirablement résisté à un bain complet lorsque le premier gros orage de la saison des pluies l’a remplie au delà de sa capacité (3). Et les jours où la pluie ne suffit pas pour la couler, elle nous offre sa récolte d’eau douce, l’eau douce qui nous manquait tant il y a peu de temps encore, quand le retard de la saison inquiétait tant de monde.
Par temps calme, j’apprécie particulièrement de rejoindre la rive à la rame, en silence et en douceur, surtout lorsque je descends à terre seule, le matin, pour aller à la pêche aux coques, pour le marché ou pour mon travail d’enquête. Je savoure ce petit temps de transition entre la vie à flot et le pied à terre, j’aime voir Skol s’éloigner dans mon petit sillage et sentir la terre s’approcher dans mon dos, puis le contact du nez de Banana avec la plage me dit qu’il faut ranger les avirons et poser un pied dans l’eau. Tirer seule sans difficulté l’annexe sur le sable jusqu’à la limite de la haute mer, accrocher son amarre à un arbre ou planter sa petite ancre dans le sable plus loin et enfin me tourner vers la terre et l’activité à venir (4).
Routines de l'autarcie, qui nous rappellent les grandes navigations hauturières. Surveiller le niveau de charge des batteries car il n'y a plus de charge a quai pour regonfler tout ça. Limiter la consommation d'eau, pour repousser de quelques jours de plus le prochain portage de bidons. Faire le pain au lieu d'aller en chercher a terre. Nous aimons ces jours qui s'enchainent sans avoir affaire au commerce des hommes ni aux hommes de commerce.
A l’heure où nous publions ces lignes, Skol est au mouillage dans un des méandres du Saloum, loin à l’intérieur des terres. Il est désarmé, fermé, vide, seul. Nous sommes rentrés brusquement en France pour une urgence familiale, qui faisait partie des possibles, malheureusement. Le bateau attend notre retour en tirant sur sa chaîne au fil des marées et des vents parfois violents. Toutes ces semaines passées loin des pontons nous ont permis de le quitter sans trop d’inquiétude, malgré la certitude que les plus vigoureuses tornades sont encore à venir. Et en plus, Skol partage le mouillage de Foundiougne avec un autre petit voilier dont le propriétaire est devenu en quelques jours le gardien de notre "maison". Une histoire qu'il nous reste à conter.
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1 - Même si on aime les petits mouillages tranquilles, on échappe difficilement au pontons lorsqu'on navigue en Europe. Et de fait, nous avions en réalité moins pratiqué le mouillage en 7 ans de navigations avec Skol que pendant ces 3 derniers mois.
2 - Depuis que les pluies sont arrivées, nous avons durci nos exigences de ce coté-là car lorsque l’orage se déchaîne et avec lui des rafales violentes, si le vent de l’orage n’est pas dans le même sens que le vent lors de notre arrivée, l’ancre doit pivoter dans le sable et décroche parfois. Il lui faut alors quelques mètres pour reprendre racine. La confiance que nous avons en notre ancre et en notre technique de mouillage n’a fait que grandir au fil de cette vie sans pontons et des aléas de la saison des pluies.
3 - On l’a retrouvée au matin flottant juste sous la surface de l’eau. Heureusement, elle était amarrée avant et arrière le long de Skol, sinon le poids de Suzette, le petit hors-bord de 2CV l’aurait fait basculer complètement dans l’eau par l’arrière, ce qui n’aurai pas fait grand chose à Banana mais aurait sans doute mis Suzette hors d’état de marche pour un bon moment.
4 - Marcher vers l’ocre de la route que je vais bientôt emprunter et le bleu intense du ciel, vers le son de l’océan derrière, passer sous le grand babobab qui est devenu ‘notre’ baobab, le repère que nous cherchons aux jumelles à chaque fois que nous revenons vers Djifere après une échappée dans les bolongs. Marcher vers la route ocre en saluant d’un grand geste les fumeurs de ganja perchés sur la terrasse de leur baraque, fumeurs qui m’ont vue ramer depuis leur perchoir et savent maintenant ce que je fais dans le coin. Ou bien, ailleurs dans le delta, marcher vers le bord du banc de sable, le regard dans l’eau et le pied attentif aux formes sous mes orteils, à la recherche de l’endroit où je commencerai à fouiller le sable pour finalement m’asseoir dans l’eau. Comme elles, comme les femmes qui depuis trois jours se font déposer un peu plus loin par la pirogue d’Assan à la mi marée descendante. Je sais que leur spot est plus riche en coques que le mien et je n’ose m’approcher pour ne pas avoir l’air de piller leur gagne pain.
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