« Je n’ai pas de protocole », affirme cet homme dès le premier contact, dès ma première demande de rendez-vous. Nous l’entendrons réitérer cette affirmation, à nous-mêmes et à d’autres. Il y tient.
En utilisant le terme protocole (1), il introduit quelque chose de subtil dans la relation, comme un double message élégant, que presque tout le monde capte sans qu’il soit énoncé : « certes je suis un personnage important (2) mais nous allons tenter de ne pas trop nous compliquer la tâche avec ça ». Ou bien s’agit-il simplement de ne pas compliquer sa tâche ?
Car en effet, sous certains aspects, la relation avec lui est dénuée de protocole, c’est-à-dire sans règle de préséance. Il se rend disponible s’il le peut quand on passe le voir, que ça soit pour un bonjour ou pour une question importante, mais il rechigne à prendre rendez-vous, donnant simplement des indications sur ses probables moments calmes : « je dois aller à Palmarin et je serai de retour dans une heure si tout va bien, vous pouvez repasser si votre temps le permet ». Ou bien : « pendant le ramadan, j’ai les idées plus claires le soir, après la rupture du jeûne (3) ». Et il ajoute facétieusement : « mais n’attendez rien de moi au moment de la rupture du jeûne ». D’un autre côté, même lorsqu’il est engagé en échange avec nous, il reste disponible pour d’autres interlocuteurs et n’hésite pas à interrompre notre débat sur l’érosion côtière ou une discussion politique avec Ariel pour écouter attentivement la demande ou la doléance d’un pêcheur venu solliciter son avis, même à 11h du soir. Il a même un jour suspendu une importante session d’apprentissage d’un logiciel que lui donnait Ariel à la demande d’une cantonnière qui se plaignait de son râteau et voulait qu’un homme s’en occupe. A notre grande perplexité (4), Edouard est parti immédiatement à la recherche improbable d’un marteau ou d’un tournevis pour remettre le râteau en état de fonctionnement.
En matière vestimentaire, son absence de protocole est parfois surprenante. Il peut recevoir dans son bureau aussi bien habillé d’un superbe boubou traditionnel qu’en simple marcel blanc porté sur un pantalon soyeux. Un jour, soudain conscient du négligé de sa tenue face aux nombreux visiteurs présents dans son bureau, il s’est levé, a disparu dans la pièce voisine – sa chambre – pour reparaitre aussitôt, l’œil malicieux et son plus beau couvre-chef sur la tête. (5)
L’homme tente de fonctionner sans protocole mais il ne peut empêcher que les autres, avertis de son importance, suivent spontanément quelques règles de préséance. Tout visiteur se montre à lui à distance et attend son signal pour s’approcher depuis le seuil de la concession ou du bureau et énoncer le but de sa visite. Peu de personnes gaspillent son temps en salamalecs prolongés et même ceux qui avec nous prennent le temps de la version longue, avec lui s’en tiennent au strict minimum. Quand il parle on l’écoute. Il n’est certes pas dans les habitudes sénégalaises de couper la parole mais la manière dont ses interlocuteurs, qu’ils soient individuels ou groupés l’écoutent est emprunte de déférence. Il est écouté et ne sera pas directement contredit. Personne ne lui répond « oui, mais… », sauf la cantonnière avec son râteau qui, elle, n’avait peut-être pas saisi l’importance du personnage, au vu de sa vêture simple et de son accessibilité. Le jeune Omar, membre de son équipe, se fait plusieurs fois rabrouer d’un ton paternaliste devant nous mais il ne se rebiffera pas. La mareyeuse qui vient solliciter une dérogation administrative écoutera d’un air gêné le sermon (6) qu’il lui fait : « vous voulez demander une exception et à chaque fois vous venez me voir au pire moment pour moi, quand le bureau est déjà plein. Et en plus vous êtes pressée !... ». Sa femme Cumba, venue quelques jour voir son homme en mission se tient debout bien droite près du bureau, tenant un petit plateau, attendant sans impatience de longues minutes qu’il lâche ses papiers ou son dialogue pour saisir la tasse de thé qu’elle lui apporte. Jamais elle ne la posera simplement sur le bureau pour écourter son attente, et ceci n’a rien à voir avec l’état d’encombrement dudit bureau sur lequel, certains jours, la minuscule tasse ne trouverait pas place. Moi-même je ne peux réfréner l’impulsion qui me fait me lever de la natte sur laquelle nous sommes tous assis à bavarder, à l’heure où la fraicheur du soir soulage de la chaleur de la journée , pour aller ramasser et lui rendre la sandale qu’il vient de lancer sur un mouton audacieux, pour l’envoyer fouiller d’autres poubelles. Il remerciera mon geste d’un jërëjëf (merci) naturel, la chose allant de soi ; je répondrai d’un nio ko bok (de rien) naturel, la chose allant de soi pour moi aussi.
Le protocole n’est donc pas totalement absent de sa vie. Son importance administrative y est pour beaucoup, mais aussi son charisme et certainement son âge, dans une société où la séniorité suscite la déférence. Beaucoup, en ville, l’appelle « le vieux » et il n’y a pas une once de moquerie dans leur usage de cette expression.
Nous nous sommes demandé dans quelle mesure ou dans quelle proportion cette question de protocole avait participé au renoncement de dernière minute d’Edouard à la sortie à la voile que nous avions organisée pour lui et Cumba. En effet, il avait semblé les derniers jours un peu ambivalent entre son envie de voir la nouvelle embouchure de ses yeux (7) et pourquoi pas les zones de pêche de ses administrés, plus loin vers la haute mer et un souci manifeste de la mise en difficulté personnelle que pouvait constituer le fait d’avoir peur ou d’avoir le mal de mer dans cette expérience.
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1 - Sa maitrise de la langue française permet d’assurer qu’il ne l’utilise pas au hasard.
2 - Il est de fait le personnage le plus important de Djifere (avec l’Imam), et au-delà de Djifere également. La seule mention de son nom à Foundiougne a suffi à faire de son homologue un ami alors qu’il était en train de nous demander les papiers d’immatriculation de Banana … comme engin de pêche.
3 - En fin d’après-midi, à l’heure officielle du coucher de soleil.
4 - Peut-être saisissait-il ainsi au vol une échappatoire à la migraine qui s’annonçait devant l’écran et face à tant de fonctionnalités magiques à assimiler.
5 - Sa collection de couvre-chefs traditionnels faisait l’admiration d’Ariel.
6 - En lui adressant ce sermon à voix haute, il fait œuvre pédagogique auprès des autres visiteurs présents, et en s’adressant à elle en français, il s’assure que les deux toubabs comprendront le sens de la scène.
7 - Il n’était pas sorti en mer depuis son affectation en mai et la dernière fois qu’il avait vu Djifère avant cela datait d’avant l’ouverture de la brêche.
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