Quand on est voyageur en voilier, il est facile de rencontrer d'autres voyageurs en voilier. Mais ce qui nous intéresse, c'est de créer des liens avec les terriens, les locaux, les zindigènes (1). Combien de temps faut-il pour dépasser le statut de visiteur éphémère ? Qu'est-ce qui fait qu'on va aller au-delà du simple passage avec tel habitant plutôt qu'un autre ? Une série de hasards et de coïncidences jalonnent ce cheminement vers ce que nous cherchons.
Ça peut être un nom de rue : Canopus y Antarès désigne une adresse à la façon américaine, en nommant le croisement de deux rues. Imaginez avec quel ravissement nous avons déambulé dans ce quartier aux noms d'étoiles.
Ça peut être une enseigne de bistrot qui résonne, une carte qui dit « Bienvenido a Bordo ! » alors même que les restaurateurs n'ont jamais mis le pied sur un bateau. Un rêve, un phantasme. Quand bien même la silhouette de la frégate en question a été piratée sur le site de « pirate des caraïbes », elle évoque la même aventure que la caravelle du dessin de Torres Garcia.
Ça peut être une annonce à la radio, signalant un chanteur traditionnel qui se produit justement ce soir à La Paloma, au bistrot La Fragata. Ariel, célibataire pendant que je prolonge mon séjour en France, est logiquement attiré par une musique qui parlerait du pays. Peu importe que l'audience ait été clairsemée (2), la chanson est poétique et la guitare mélodieuse. Un endroit où l'on a envie de revenir. Un endroit d'où il ne part pas sans un petit échange cordial avec l'équipe de restauration, un trio sympathique. Contact établi. La fois suivante ils parlent jardinage dépénalisé en savourant une bière fraiche.
Ça peut être le hasard des dates. Nous passons ensemble la première fois, pour que je fasse la connaissance de Cristian, Maggi et Raùl justement le jour de l'anniversaire de Crristian, à l'âge symbolique de 33 ans (3). Il y aura concert spécial ce soir et Ariel propose alors de venir chanter lui aussi. Nous passerons une soirée d'intégration progressive au cercle familial rassemblé là, détendu et joyeux, les uns se relayant au micro et aux instruments de musique pendant que les autres se trémoussent et picolent. Ils sont diablement doués pour la musique, dans cette famille, à moins que ça ne soit dans ce pays. On comprend mieux le grand tableau qui accueille les visiteurs à l'entrée. L'artiste est Julio Fajardo, le papa de Maggi et il l'a peint pour l'inauguration du bistrot il y a 9 mois.
Ça peut être le franchissement d'un tabou : les gens d'ici nous interrogent sur les tueries du 7 janvier à Paris et nous les questionnons sur l'héritage de la dictature. Les membres de cette famille sont les premiers à accepter d'aborder le sujet avec nous au lieu de le chasser d'un propos banalisant ou prudent sur les «aspects positifs » de cette période et la « respectabilité démocratique » des militaires. Nous comprenons qu'ici on n'utilise jamais le mot « dictature » mais on parle de « los militares », expression qui désigne autant les hommes que la période. Nous découvrons que les chansons traditionnelles des deux compères qui se produisent ce soir-là en disent bien plus long que les silences des gens de la rue. Nous voilà donc munis d'une nouvelle discographie à bord, dont il nous reste à trouver ou décortiquer les paroles. Encore un moyen de poursuivre l'échange.
Ça peut être une paire d'yeux qui brillent à la proposition d'une visite du bateau, puis qui s'illuminent encore plus à l'offre d'une petite sortie en mer. Celle qui avait écrit sur le menu « Bienvenido a Bordo » voit un rêve de longtemps réalisé, par une météo juste parfaite. Ils avaient beau être littéralement coincés par les horaires quotidiens d'un restaurant ouvert tous les jours de l'année le matin et le midi, on a réussi à caser une bouffée de brise et quelques virements de bord entre 8h et 11h du matin, desayuno al mar. Un souvenir qu'elle qualifie d'inoubliable.
La relation est maintenant ébauchée et nous nous réjouissons de revenir ici dans trois mois, à l'automne. Il sera temps de voir comment les graines ont poussé, de continuer la musique, de commenter les premiers actes du nouveau président qui prend ses fonctions en mars et de tenter d'entremêler nos cuisines, lorsque la saison estivale du fast-food (4) sera passée.
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1 – Nous sommes d'autant plus motivés à faire des rencontres ici que L'Uruguay sera un point focal de nos prochaines navigations, pendant les 9 mois que nous devons attendre, maintenant que nous avons décidé de ne pas nous précipiter vers la Patagonie dès cette année. On ira quand même faire un tour en Argentine bientôt, mais sans descendre loin dans le Sud. Puis on ira au Brésil, pour passer un hiver plus doux et voir les montagnes de la région au sud de Rio. Entre l'Argentine et le Brésil, un petit passage en Uruguay, et de même dans l'autre sens. Ariel cherchait donc entre autres le contact avec un propriétaire de jardin et je cherchais notamment le contact avec une femme d'ici avec qui parler de la place des femmes dans cette société. Nous y reviendrons.
2 – Après avoir longé la plage et traversé l'artère principale de la ville, toutes deux bondées d'estivants, de camping-cars, d'attractions installées par la municipalité, troubadours, théâtre de rue, cirque et guignol, Ariel s'est retrouvé dans une rue transversale vide, un restaurant quasi désert, alors même que le chanteur-poète du soir a bénéficié d'une annonce nationale.
3 – Non pas que les docteurs ici aussi fassent dire « 33 » à leurs patients pendant l'auscultation mais parce que Trenta y Très est le nom d'une ville et d'une région de l'Uruguay, en mémoire des 33 « orientaux » qui engagèrent la lutte pour délivrer du joug Brésilien en 1825 la province qui allait devenir la République Orientale de l'Uruguay.
4 – Le désastre diététique de l'alimentation quotidienne dans cette station balnéaire méritera une note séparée, même s'il ne diffère peut-être pas beaucoup de celui de Palavas-les-flots.
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