Ceux qui viennent à San Blas, spot le plus prisé de toute l'Argentine pour la pêche sportive, sont des amateurs en provenance de tout le pays, qui parcourent jusqu'à trois mille kilomètres sur de mauvaises routes. Tout ça pour une petite semaine de séjour, parfois moins, comme à l'occasion des concours de pêche, qui durent quelques heures seulement.
Les plus modestes ou les puristes pêchent à partir du rivage, tranquillement installés dans une chaise pliante ou plus actifs, les bottes dans l'eau pour relancer sans cesse la canne d'un coup de fouet. Au risque de sembler exagérément sceptiques, ou pas assez patients, nous devons avouer n'avoir pas vu une seule prise sortir de l'eau de cette manière. Et un jeune couple qui nous avait acceptés en stop sur les chemins caillouteux de l'ile déclarait « bonne pêche » une sole de petite taille qu'ils rapportaient pour la grillade du déjeuner. Ça nous a rappelé quelques amis français si mordus qu'ils passent plus de temps à préparer la pêche, bricoler les cannes, fabriquer les mouches qu'à pêcher à proprement parler. Ceux-là acceptent l'idée qu'une sortie de pêche ne se solde par nécessairement par un poisson dans l'assiette.
D'autres s'offrent les services d'un guide de pêche, qui va les emmener dans son propre bateau comme font les guides en pirogue dans le fleuve Saloum. Autres lieux, pratiques semblables. Ces amateurs-là paient pour pêcher et bien souvent considèrent la dépense comme un investissement. Il s'agit de remplir le congélateur familial en plus de prendre du plaisir à attraper soi-même la protéine animale. Qui serais-je pour les en blâmer, au fond ? Sauf qu'ils attachent parfois une importance considérable à la quantité de prises qui se mesure en dizaines de kilos (pour une sortie en bateau de quelques heures). Le guide de pêche devra donc prolonger la sortie jusque tard le soir s'il le faut et multiplier les visites des bons coins qu'il connait pour que les plus exigeants de ses clients s'avouent satisfaits. Tous les clients embarqués n'ont heureusement pas ce comportement de consommateur « je paie, je veux du résultat » et il en reste encore qui vont ainsi pêcher pour le plaisir, entre potes ou en famille, en acceptant que la nature ne garantisse rien.
Les plus riches accrochent à l'arrière de leur 4x4 une remorque de mise à l'eau qui transporte une petite vedette ou un semi-rigide. On les voit sillonner la lagune à toute vitesse, comme des gosses au volant d'un jouet, saluant à peine au passage, bousculant de leur vague d'étrave les oiseaux qui nichent sur les rives, chassant de leur bruit les flamants roses, troublant de leurs vibrations les bancs de poisson eux-mêmes, qu'il faut maintenant, nous dit-on, aller chercher de plus en plus loin. Depuis que la pêche au filet et au carrelet sont interdites, le prélèvement total sur la ressource reste raisonnable mais le poisson s'éloigne tout de même.
Toute l'économie de San Blas tourne autour de cette pêche sportive. Le business fondé sur ce qui est à la base une passion nourrit les restaurateurs et hôteliers, les loueurs de gites ruraux et une flopée de petits supermarchés, les vendeurs de matériel, cannes, moulinets, hameçons, les fournisseurs de carnada (appâts congelés ou vivants), et bien entendu la trentaine de guides de pêche, parmi lesquels nos amis du bord de la lagune. Le filon le plus juteux semble tout de même être l'organisation des concours de pêche. A grand renfort de publicité montrant un vieux pêcheur au visage buriné et la promesse alléchante d'une voiture de marque comme grand prix, le concours de la Semaine Sainte, c'est-à-dire la fin de saison, dernier sursaut de la station pour prolonger la manne, draine tout de même deux à trois mille inscriptions à mille cent cinquante pesos chaque (1). Ça fait du blé qui circule, tout de même, pour six heures de pêche. Il est loin le temps évoqué par les vieux, où le grand prix du concours était un pot à partager avec les amis au bistrot du coin. L'affiche annonçant le concours 2015 déclame que le « vrai pêcheur ne perd jamais espoir » et nous on se dit que ceux qui perdent pas espoir sont aussi les organisateurs du concours… Le gagnant de cette année a sorti des eaux une raie de 11kg, mais il aurait pu se faire souffler le grand prix, à quelques minutes près, par une autre raie, de 16kg, qui a fortuitement résisté un peu au-delà du gong de fin. Détail curieux, la majorité des gens d'ici ne savent pas apprécier la raie ou ne savent pas la cuisiner. Encore plus étrange, tous les épiciers ou presque proposent un rayon boucherie, mais il n'y a aucune poissonnerie.
Et nous, et nous, dans tout ça ? Nous les pêcheurs invétérés ? Après avoir réparé le moulinet de notre canne que les dorades coryphènes trop musclées avaient mis à mal pendant la grande traversée, on n'a pas trouvé le temps ni l'énergie pour pêcher, un comble ! Ou bien peut-être s'agissait-il de notre gout pour la contradiction. On trouvait drôle, jour après jours, de ne pas pêcher dans un site où tout le monde est là pour ça ! Sauf qu'à la fin de notre séjour, en ressortant de la lagune avec un équipage de jeunes guides de pêche (Bruce et ses deux amis Rodrigo et Yonatan) je n'ai pas pu m'empêcher de répondre à la curiosité des garçons, qui avaient admiré les photos de nos plus exceptionnelles prises et demandaient à voir mon équipement. Puis de répondre à leur gentille provocation en mettant la ligne à « petites prises » à la traine derrière Skol, a tout hasard, pendant qu'on tirait des bords pour s'amuser. Et hop ! En quelques minutes, quatre belles Palometas, sorte de liche, à la chair ferme et au gout raffiné, ont gouté à mes petits leurres en plastique ou métal. Assez pour partager, d'autant plus que Bruce nous annonçait combien son père adorait ça. Le plus beau dans l'histoire, c'est qu'eux-mêmes, les trois jeunes guides de pêches, les spécialistes de ce territoire dans lequel nous trainions une ligne pour la première fois, avouaient ne pas réussir à le prendre, ce poisson-là. J'en jubile encore.
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Au cours officiel du Pesos : 115 euros l'inscription, soit 230 à 350 000 euros de budget. Il y a largement de quoi acheter la Toyota du grand prix.
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