Le jeune Bruce est célèbre dans le monde entier. Du moins, au sein du cercle de ceux qui rêvent de la Patagonie à la voile et de ceux qui y vont pour de vrai. Car ces rêveurs et ces navigateurs partagent un même livre, le guide nautique « Patagonie et Terre de Feu ». Dans ce livre, un chapitre est consacré aux rares abris qu'offre la côte Argentine, entre le 35° et le 55° Sud. Le lecteur, en les épluchant tous un à un pour rêver ou pour planifier, tombera inéluctablement sur la rubrique San Blas où il est dit que l'abri est précaire par vent du Sud et inconfortable par vent du Nord, mais que le voilier souhaitant séjourner quelques temps trouvera derrière l'Isla del Jabali, dans la Laguna de Bruce, ce que l'on appelle un « abri tous temps » (1). Cependant, précise le guide nautique, il faut un pilote pour y accéder car les bancs de sable sont changeants.
Un jeune pilote se présente sur la grève pour qu'on aille le chercher d'un coup d'aviron. Après la nuit éprouvante dont nous avons déjà parlé, son sourire et sa simplicité nous réjouissent le cœur. Il s'appelle Bruce, tiens donc ! Est-ce le Bruce comme dans Laguna de Bruce ? Oui ! « Tu es célèbre dans le monde entier, tu sais ? - Oui, je sais ». Petit hochement de tête et sourire naturel. « On y va à la voile ? » Demande-t-il avec entrain. Hum, ça tombe bien, nous avons une confiance limitée dans notre moteur en ce moment.
Bruce adore naviguer à la voile. Il a un petit dériveur ici, qu'il utilise parfois. Il a aussi, il y a trois ans de cela, traversé jusqu'à Mar Del Plata sur un petit voilier de 9m, avec un suisse qui avait fait une pause dans la Lagune en remontant de la Terre de Feu. Quand on lui proposera la même chose, quelques jours plus tard, son regard pétillera d'excitation, même si le calendrier risque de ne pas convenir. « Alors, j'irai avec vous vers le Sud au printemps prochain ! » et pourquoi pas ? Nous avons fait entretemps connaissance avec lui, il est adorable, débrouillard et résistant.
Il aime la voile, mais c'est avant tout un pêcheur renommé dans la région et un guide de pêche. Il connait les coins et les techniques comme quelqu'un qui est né ici. Et comme pêcheur, il fait quelque chose que nous n'avons jamais vu un pêcheur artisanal faire : il effectue à lui tout seul toutes les opérations, de la pêche à la livraison, en passant par le nettoyage, découpage des filets, agencement en barquettes de 500g, conditionnement sous cellophane, congélation, transport jusqu'au village de San Blas ou jusqu'à la ville de Carmen de Patagones. Il faut le voir travailler dans son petit atelier de conditionnement, le geste efficace, tirant la peau et découpant le filet en deux mouvements souplement enchainés. La montagne de poissons à traiter est devant lui sur l'établi de bois, le bac de rinçage à sa hanche. Pas de temps perdu mais pas d'agitation non plus. La radio donne la musique ou les nouvelles. « Tu aimes ton métier ? – C'est mieux que brasser des papiers derrière un bureau, regarde ! » Il désigne la fenêtre, par laquelle on voit les bleus et les verts de la lagune, ponctués de l'orange vif des bateaux de la famille au mouillage. « Je sors sur l'eau toute l'année, et puis j'ai pas de patron, hein ! »
Petit à petit, il se laisse convaincre par Ariel de passer faire la pause-café à bord de Skol en revenant de la pêche ou en y allant, et on partage ainsi, assis dans le cockpit la tasse chaude à la main, quelques matins frais et légèrement brumeux, quand le soleil commence juste à percer la couche laiteuse du ciel pour nous offrir une belle journée (2). D'autres jours, quand le vent est trop fort pour débarquer en annexe ou quand notre Banana est en rade, c'est lui qui fera bateau-taxi, avec gentillesse et la promesse de nous ramener à bord en fin de journée.
A vingt-quatre ans, le jeune Bruce a trouvé une place dans ce pays pourtant en crise, une place à la frontière entre la nature et la société. Son équilibre économique de jeune adulte qui loge encore chez ses parents est fondé sur la pêche, l'accompagnement de pêcheurs amateurs et des heures de tracteurs pour les paysans du coin en hiver, quand les journées sont courtes. Il contribue aux besoins de la famille par la « part » de la pêche et de la clientèle qui revient au bateau (3). Il est déjà aux prises avec les changements de son écosystème et les conséquences de lois visant à le protéger, les responsabilités d'une activité dans laquelle il embarque des particuliers et va en mer et celles d'une activité d'approvisionnement de restaurants. Il fait face aux variations de sa production selon la saison et les prédateurs (4) et aux alea de fiabilité de ses engins, moteurs, matériel de pêche, camionnette. Il semble vivre cette manière de s'inscrire au monde comme une évidence et il s'agit bien d'une évidence du point de vue de la transmission (5). La pêche, il l'a apprise en regardant faire son père, il a appris à bricoler en grandissant parmi ses grands frères et les amis de la famille. Il a commencé à ramer à six ans et conduit son premier hors-bord avant dix. Il a sans doute tenu le volant de la voiture familiale tout petit, perché sur les genoux de son père et conduit ensuite sur les routes caillouteuses de l'île bien avant l'âge du permis. Les engins motorisés sont une telle extension de lui-même qu'il déplace le pick-up de vingt mètres vers la maison pour charger une caisse vide puis de quarante mètres de plus jusqu'à l'atelier pour garnir cette caisse en puisant dans le congélateur, plutôt que de franchir cette distance à pieds, la caisse dans les mains.
Bien qu'exerçant une profession traditionnelle, Bruce est un garçon moderne et connecté. Il a son smartphone, un compte Facebook et on le trouve quand on le cherche sur internet. Bien que déjà engagé dans une activité professionnelle de tous les jours, il n'est pas coincé dans son petit bout du monde perdu, au bord de la lagune. Il voyage. Dans le pays et hors du pays. Il va prochainement voler vers l'Europe, avec sa sœur et l'un de ses frères, comme beaucoup de jeunes Argentins en rêvent (et nombreux sont ceux qui le font). Mais plutôt qu'aller en Espagne, pour le confort de la langue partagée, ou une tournée superficielle des capitales européenne pour s'en mettre plein les yeux, ils vont en Croatie. Une famille d'origine croate implantée ici leur a parlé du pays de ses ancêtres avec de la lumière dans les yeux. Chouette projet. Or, une des fiertés de l'Argentine est le mélange des populations. Chacun se revendique des origines dans un pays d'Europe et pour autant qu'on remonte assez loin dans le temps, c'est vrai, puisque le colonisateur a décimé toutes les populations indigènes. Bruce reviendra-t-il accompagné d'une belle croate, d'une sensuelle italienne ?
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« Abri tous temps » ne signifie pas pour autant « mouillage tranquille par tous les temps », comme nous en ferons l'expérience. Le relief alentours est si bas que rien n'arrête le vent et le courant et le vent s'opposent parfois fortement en formant de véritables vagues. Cependant, on y est vraiment en sécurité. Le fond est de bonne tenue et la place suffisante pour tourner autour de l'ancre avec 35mètres de chaine.
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Et là, on parle de sa vie, de la nôtre, Ariel le titille bien entendu sur les filles en le voyant jouer avec ton téléphone portable. Il n'y a pas beaucoup de filles à San Blas, car c'est un village entièrement axé sur la pêche amateur à la ligne, activité qui se pratique plus souvent entre hommes qu'en famille. Et qui doit sembler barbante aux jeunes filles de 20-25 ans. Mais il y a Carmen de Patagonès, à deux heures de route de là, ville où Bruce a étudié et où il va retrouver ses amis pour faire la fête à chaque fois qu'il peut.
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Le fruit de la pêche est, partagé, ici comme au Sénégal, en parts attribuées aux hommes plus une part pour le bateau, qui appartient au père de famille.
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Deux prédateurs au mode d'action très différent : les otaries déchirent les filets, et les piojos, sortes de larves nageuses, dévorent les poissons de l'intérieur et sont capables de rafler jusqu'à un tiers de la pêche en quelques heures.
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Et je ne peux m'empêcher de penser à mon fils Thomas, qui, à vingt-cinq ans, peine à trouver sa place à la marge d'une société dans laquelle il ne veut pas s'intégrer. Une éducation plus poussée et un esprit critique plus élaboré lui laissent sans doute des potentiels plus ouverts, mais assortis de beaucoup plus de questionnements et d'incertitudes Mes interrogations sur la transmission me reviennent aussi. Qu'ai-je transmis mon fils qui l'aide à trouver sa place dans le monde ? L'exemple de mon propre parcours partagé entre une première période très intégrée au système social français et capitaliste, suivie d'une seconde période où j'ai pu prendre la liberté de m'éloigner du système avec assez de réserves pour que la question du travail ne se (re)pose pas tout de suite ?
Tres belle rencontre. J'imagine du coup que ca efface un peu toutes les galeres que vous avez rencontrees pour arriver jusque la. Bonne continuation.
Rédigé par : Yvon | 06 avril 2015 à 10:44
Merci Yvon !
C'est toute la famille qui est très belle, on va en parler encore un peu dans les jours à venir.
Ca n'efface pas les galères, mais les galères elles non plus n'effacent pas les beaux moments. Et en fait quelques unes de ces galères récentes ont participé à la rencontre avec cette famille. Le bon et le moins bon du voyage sont très imbriqués en fait.
Et puis on se dit qu'au fil des mois, des années, ces galères se transformeront en expérience.
beaux voyages à vous aussi , quels qu'ils soient.
isabelle
Rédigé par : Isabelle | 09 avril 2015 à 20:20