Une fois rassasié son besoin de calme et de nature, Ariel a éprouvé un besoin tout à fait impérieux d'aller voir la ville de Patagones. Parce que tout le monde en parle, parce que c'est la ville la plus proche, mais surtout - mon petit doigt me souffle - parce qu'il n'aime pas plier sous la contrainte de notre mode de vie. En l'occurrence, la contrainte de l'accès par le littoral qui rend parfois difficile une expédition à l'intérieur des terres. Voilà donc mon homme convaincu et tentant de me convaincre que nous ne pouvons pas quitter San Blas sans avoir vu cette ville, Carmen de Patagones. Soit. Vamos a Patagones, comme ils disent ici.
C'est là qu'on réalise à quel point San Blas est un bled perdu loin de tout. Il n'y a un bus que le lundi et le vendredi, qui part à 8h du matin et revient à 19h. Et quel bus ! Ca serait une pièce de collection, par chez nous. Hum. Cet état vétuste de l'engin aurait dû nous alerter sur l'état de la route. On ne risque pas un bus récent sur une piste de pierraille cabossée en tôle ondulée et aux ornières latérales profondes, n'est-ce pas ? Surtout quand il y a plus de 50km à faire sur ce type de chemin, avant de rejoindre la route goudronnée qui permet de franchir les 40 derniers kilomètres à une vitesse plus décente et sans ces vibrations qui nous faisaient claquer les dents et nous obligeaient à crier pour communiquer à vingt centimètres de distance l'un de l'autre. Voilà donc pourquoi aucun véhicule de San Blas n'a un pare-brise exempt d'impacts ! (1) L'histoire locale raconte que le goudronnage de la route a été voté et financé par les instances appropriées mais que l'argent s'est volatilisé entre l'autorité administrative et l'exécutant. Et manque de bol, il semble difficile ou peut-être est-ce interdit par la loi de voter une seconde fois un budget pour le même ouvrage. En attendant, les fournisseurs de cartographie GPS indiquent que la route est revêtue jusqu'à San Blas, source de surprise pour les primo-visiteurs. Les visiteurs récidivistes, eux, viennent en 4x4.
Cet état de la route d'accès explique peut-être une autre spécificité de San Blas. Ce village de 500 habitants est plus étendu qu'une ville de 10 000 et son plan d'urbanisme en quadrillage typique du nouveau monde est un vrai gruyère. Le premier rang le long de la mer est construit de façon à peu près continue mais dès qu'on passe au second rang, c'est plein de terrains vides et à partir du troisième rang, il y a plus de lots vides que de lots occupés, de grands terrains en friche et quelques maisons éparpillées. Les « rues » figurant sur le plan sont numérotées, certaines ont même un nom, mais les pistes de gravier, qu'on a parcourues un jour à la recherche du marchand de bois n'étaient pas identifiées par des panneaux. Comme si la municipalité avait formulé un projet à long terme ambitieux, prévu le tracé les futures rues, installé l'électricité partout et affecté les terrains à des particuliers et à des marchands, mais que le développement réel du village, la transformation en petite ville, tardait à prendre corps. A cause de la route, peut-être ?
Donc l'expédition à Patagones commence de manière vibratoirement trépidante à travers les espaces plats et uniformes des estancias, pâturages ou cultures à l'infini, quelques bosquets d'arbres rabougris auxquels s'adossent des rangs de ruches. La brume matinale peine à se lever. Des bovins et des ovins broutent en grand nombre et des familles de nandues s'éloignent vivement de la route à l'approche du bus cahotant. Il y a un hameau solitaire à mi-chemin, composé de dix maisons à peine, parmi lesquelles pas moins de trois épiceries / carnicerias proposent du jabali. Ici, le sanglier est devenu un animal d'élevage. Pendant les deux heures de trajet, on médite sur l'étendue de ce pays et sa densité de population à deux visages. Un tiers de la population Argentine est concentrée à Buenos Aires. Il n'y a donc que vingt millions d'habitants pour occuper le reste du territoire, vaste comme cinq fois la France. C'est le grand vide. Pour autant, alors qu'on s'attendait à trouver d'immenses pans de « domaine public », il semble que chaque hectare a été accaparé par quelqu'un, que toute la terre est privatisée, étiquetée, maillée de barbelés. Le grand-père d'une restauratrice de San Blas est propriétaire de cent mille hectares dans la région. L'autre jour, pour accéder aux flamants roses avec un appareil photo, il fallait la permission du propriétaire du terrain qui est au bord de la lagune. Et c'est partout comme ça. Pas de petit sentier le long duquel perdre ses pas, car il n'y a pas de petite vallée, ni de petit bois et encore moins de forêt domaniale (2).
Patagones, qui n'a que deux cents ans d'histoire, est qualifié ici de ville ancienne. On occulte ainsi l'histoire d'avant, celle des natifs, qui furent éradiqués par le colon espagnol, anglais, et leurs descendants. Du coup, à nos yeux européens, habitués aux vieilles pierres et aux histoires enracinées dans de nombreux siècles (3), ce monde semble manquer cruellement de profondeur historique, de perspective temporelle. Le prospectus municipal vous invite à parcourir le « casco viejo » clairement délimité sur le plan par un trait coloré. Mais nos yeux ne rencontrent que quelques immeubles en brique dispersés au milieu des habitations récentes, quelques immeubles certes pas nouveaux mais sans éclat, sans patine, sans grand caractère, à l'exception de deux ou trois d'entre eux qu'Ariel trouve graphiquement intéressants. Il faut bien qu'il trouve quelque chose à photographier. Les panneaux d'éducation populaire (4) ou d'information touristique tentent de mettre en exergue des faits historiques et des personnages qui nous semblent bien modestes. Une femme a vécu une vie de souffrance et de privations lorsqu'elle a suivi son officier de mari dans le grand sud. Le mari était d'ici. Un petit jardin public leur est dédié avec éloquence. C'est touchant et un peu ridicule en même temps.
La seule vraie curiosité pour nous aura été cette apparition brève, au porche d'un des rares beaux édifices, d'un vieux personnage tout de blanc vêtu, à la silhouette ambigüe, corps d'homme en tenue féminine, qui nous apostrophera dans une sorte de délire répétitif à propos d'un téléphone. On ne comprend rien mais on est fascinés par cette scène étrange. Ariel tente de parler avec elle/lui, voudrait faire son portrait, mais il/elle s'échappe trop vite.
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Un pare-brise neuf est un trésor difficile à trouver et à acheminer jusqu'à San Blas. Il y a donc dans pas mal de maisons des pare-brise neufs que leurs propriétaires hésitent à installer tant que le précédent tient encore par miracle ou par une espèce de magie spécifique aux pare-brise dont nous avons déjà croisé le culte au Sénégal.
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Il y a d'autres paysages en argentine, par exemple dans le Nord plus vert ou à l'Ouest et au Sud, le long de la Cordillère des Andes. Mais c'est loin. Pour le moment, nous n'avons accès qu'à ces paysages de type « pampa ».
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La cathédrale de Strasbourg, leur dit Ariel avec malice, a été construite il y a mille an.
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L'éducation populaire est un sujet qui retient souvent mon attention. Par exemple, ce jour-là, au café où nous nous réchauffions du trajet en bus matinal frisquet, j'ai feuilleté les journaux et j'ai trouvé deux articles tout à fait intéressants et éducatifs. L'un sur les personnalités et styles des candidats aux élections qui dévoilait les différentes manières de rallier les votes, avec une grande neutralité politique. Il faut savoir que nous sommes en année électorale. L'autre article portait sur la pornographie et les femmes en démontant bien des idées reçues, là encore sans jugement. Il se terminait par l'équivalent espagnol de « aimez comme vous voulez, mais sortez couverts ».
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