Lors de nos contacts initiaux avec la tribu du bout de la lagune, une chose nous a frappés : ils étaient tous, tout le temps, affairés à une tâche, individuellement ou collectivement. Nous avons fait leur connaissance, par petites touches, d'abord un groupe indistinct de frères, d'amis, bricolant côte à côte ou ensemble sous le porche-atelier, s'assemblant tout à coup autour d'un capot de jeep antique pour assister aux tentatives de démarrage consécutives à de longs travaux de résurrection, échangeant en trois mots rapides leurs avis sur la planche qui pourrait convenir à notre Banana handicapée, se passant de main en main le matériel de soudure. Une tribu d'hommes, active sans agitation, dans laquelle circulent les blagues autant que les avis sérieux sur les travaux en cours, dans laquelle chacun va et vient, centré sur sa propre tâche tout en restant à l'écoute des autres, toujours prêts à se donner un coup de main et à nous donner un coup de main. Ils avaient l'air de tous savoir tout faire, pêche, mécanique, charpenterie, les gros travaux et les petits trucs minutieux.
Et puis peu à peu, jour après jour, on a réussi à mettre le bon prénom sur le bon visage, à identifier sans les confondre les frères, les proches, les très proches, avec chacun sa spécialité (1). Rodrigo, le meilleur ami de Bruce, qui disparait presque entièrement dans la cale du moteur de ton Thiago, quand il faut vérifier ou régler quelque chose, accroupi sur le bloc, la tête en bas et les mains dans le cambouis. David, le frère ainé quadragénaire et père de famille, spécialiste du calfatage, qui nous paraissait toujours un pot de goudron et un paquet d'étoupe à la main quand il n'accompagnait pas les clients à la pêche. Il prend soin de la carène de tous les bateaux en bois de la famille, y compris la barque de Johnny. Les bateaux en bois, ça prend l'eau tout le temps ! Johnny, le second frère dont la chasse gardée est le tour des bateaux au mouillage, l'un après l'autre, pour faire fonctionner la pompe de cale. Combien de fois ne l'avons-nous pas vu, arc-bouté sur ses avirons dans sa petite barque orange, peinant mètre après mètre contre le vent ou le courant ou les deux, traversant la lagune pour aller s'amarrer à l'un ou l'autre des bateaux de la famille (2). Ben oui, les bateaux en bois, ça prend vraiment l'eau tout le temps ! Et Kenneth, le troisième frère, qui accompagne lui aussi les clients à la pêche mais dont la touche personnelle est l'apiculture. Combien de fois ne l'avons-nous pas vu enveloppé d'un nuage d'abeilles manipulant les tiroirs des ruches ou peinant sur la centrifugeuse manuelle, pour en extraire son délicieux miel de prairie ?
Aux premiers jours de notre rencontre avec ce groupe d'hommes actifs, il y avait en plus une paire de mécaniciens-magiciens, Ariel (3) et son père Oswaldo, qui viennent de si loin qu'on les appelle « los de la Pampa » et qui, quand ils passent quelques jours à San Blas, sont appelés partout dans le village pour résoudre les cas désespérés. Par exemple les vis cassées dans les blocs-moteur. C'est en les voyant opérer sur une telle situation dans un moteur de voiture que j'ai mentionné le problème de Suzette, notre petit hors-bord remisé au fond du bateau depuis quelques jours. El Doctor Ariel a finalement réussi à extraire les vis comme un dentiste extrairait des dents abîmées, avec une technique dont je n'avais jamais entendu parler (4) et un sourire malicieux
Plus tard, nous avons aussi fait connaissance de la fille, Catalina, pièce très spéciale du puzzle familial. Seule fille dans ce monde de garçons, elle est partie loin à la grande ville à dix-huit ans pour étudier, a réussi son diplôme national de traductrice et gagne maintenant sa vie avec ce métier. Nous avons l'avons rencontrée à l'occasion des fêtes de pâques, tradition de réunion familiale, pendant lesquelles elle a posé son ordinateur sur un guéridon dans le couloir et travaillé tous les jours. Un job free-lance, en plus de son travail salarié. Les chiens ne font pas des chats ! Les argentins ont souvent plusieurs boulots.
Ici, personne - sauf les chiens (5) - ne prend de grasse matinée et le vieux confirme bien que la seule valeur qui compte est le travail. D'ailleurs, Le dimanche n'est pour eux tous un jour spécial que parce que c'est le jour où le père conduit sa femme jusqu'à l'église pour la messe … à laquelle il n'assiste pas lui-même, tient-il à préciser d'un air taquin mais sans offense pour son épouse. Pourtant, ils auraient les moyens de moins travailler, eux tous, car la saison de pêche est très rémunératrice. Mais Rodrigo l'avoue : sans travail il s'ennuie vite, il tourne en rond. Et il n'est pas le seul à nous avoir dit cela. D'autres ont refusé une invitation à venir visiter notre bateau en invoquant un dicton argentin : « la vache grossi sous l'œil de son maitre », signifiant qu'il ne faut pas s'éloigner de son travail quand on est patron.
A San Blas d'abord, puis ensuite lors du retour à Mar Del Plata, nous avons alors pris l'habitude de questionner les gens sur la place du travail dans leur vie pour tenter de saisir s'il y avait quelque chose de spécifiquement Argentin dans ce domaine. Les réponses étaient convergentes la plupart du temps : pas d'estime de soi sans travail. Un seul homme parmi ceux que nous avons ainsi interpellés a réagi positivement à l'idée du « droit à la paresse » prônée par Ariel. Il s'en est même emparé avec enthousiasme, au regard des déboires récents qui l'ont conduit à vendre son entreprise, puis son bateau. Seuls des artistes un père et sa fille, nous ont donné l'impression d'avoir un véritable centre d'intérêt, une véritable activité en dehors du travail rémunéré : leur art, dont ils ne vivent pas. Sans surprise, nous n'entendons pas non plus d'estime de l'autre sans travail et même sans travail intense. Nous entendons régulièrement amalgamés dans un même ensemble appelé « ceux qui dépendent de l'état », tout un tas de gens: les allocataires des maigres prestations chômage, les retraités aux pensions minimes elles aussi, tous les fonctionnaires assimilés à des gratte papier sans utilité et les bénéficiaires de « petits boulots » que l'état crée pour tenter d'enrayer les chiffres du desempleo. Ces derniers ne se tuent pas suffisamment à la tâche pour être considérés ? Mais ce qui est clair c'est qu'un bon nombre de ceux qui ne gagnent pas assez avec la retraite, les allocations ou l'emploi aidé, devinez quoi : ils travaillent aussi au noir, pour joindre les deux bouts ! Allez comprendre….
L'élément de surprise, si tant est qu'il y ait surprise, vient d'ailleurs. Les gens de la « campagne » travaillent beaucoup et se disent contents tandis que ceux qui vivent à la ville travaillent beaucoup et ne peuvent joindre les deux bouts. Les premiers disent que l'Argentine est un pays dans lequel tout est possible, où l'on peut entreprendre, les autres répondent qu'on peut entreprendre mais qu'on n'arrive à rien. Certes, le cout de la vie en ville est nettement plus élevé. Mais il y a plus. Dans ce pays où les gouvernements successifs (6) font table rase du travail des précédents, l'instabilité règlementaire pénalise plus les villes, dans lesquelles les règles s'appliquent plus nettement avec tous leurs changements, tandis que loin des villes, une sorte d'inertie permet d'amortir les changements venus de la capitale. Et par ailleurs, l'Amérique Latine est une des régions du monde les plus urbanisées. L'attraction paradoxale exercée par la ville, vidant les campagnes de beaucoup de leur jeunesse, rendent plus précieux ceux qui restent et qui sont sérieux. Les bons professionnels, en ville, sont en concurrence avec de nombreux autres aspirants au travail, y compris des candidats prêts à accepter des horaires difficiles ou des rémunérations faibles, tandis qu'au « campo », loin des villes, les bons professionnels sont les rois, fort demandés, qui peuvent poser leurs conditions.
Comment nous perçoivent-ils, nous qui sommes sans travail au sens où ils l'entendent, mais qui ne cachons pas, cependant, combien de travail et de passion représente la vie en bateau ? Et quels souvenirs et inquiétdes cela ne réveille-t'il pas chez nous, d'une époque passée et peut-être de jours à venir, où le travail rémunéré faisait partie, fera partie, de notre vie quotidienne ? Avec horaires, patrons ou donneurs d'ordre, semaines et week-ends, tâches à finir qui serviront à d'autres que nous ? Et cette sensation de roue qui tourne sans fin : travailler, consommer, travailler pour consommer…
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Ariel est toujours très rapide à mémoriser les noms des gens et met un point d'honneur à avoir dès que possible au moins un sujet de conversation particulier avec chacun, pour taper la causette et savoir à propos de quoi demander des nouvelles chaque jour. Dans un autre univers, on pourrait croire qu'il est en campagne électorale permanente, mais moi qui l'observe depuis huit ans et dans des environnements si différents, je peux vous assurer que c'est sa façon d'être. L'anonymat lui est insupportable, pour les autres autant que pour lui-même.
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Après avoir si durement ramé, il peut rester immobile pendant de longs moments, les coudes posés sur le franc-bord, la tête en avant, comme hypnotisé par le filet d'eau qui coule du ventre du bateau. Il rêve, Johnny. Il cogite, malgré son handicap.
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Les deux Ariel se sont beaucoup amusés de l'homonymie dans les échanges entre eux et avec le reste de la tribu.
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Pour les mécaniciens de notre lectorat : souder avec doigté une patte métallique sur le bout de vis qui affleure du bloc moteur, puis tourner délicatement. Et en réponse à plusieurs questions reçues par mail : oui, le hors-bord a donc été réparé, ce qui nous a rendu beaucoup de liberté de mouvements dans la lagune balayée par les vents et courants.
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Le tableau ne serait pas complet sans nommer les quatre chiens qui font eux aussi partie de la tribu, avec chacun sa spécialité. Nipon le « bébé » de Bruce, Chuck compagnon de Kenneth, Luna qui dort si bien allongée sur les filets des pêcheurs et Rama, seule vraie « chien de garde », très investie de cette mission, un peu trop même, certains soirs. Les trois premiers ont fini par nous adopter comme membres de la tribu à qui on peut en plus demander des caresses, parce que même si nous donnions ici où là des coups de main aux travaux en cours, carénage des bateaux de la famille, préparation des filets, transport des bidons de gasoil, on avait tout de même du temps à consacrer aux bêtes, surtout quand on bavardait avec le vieux.
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L'argentine, champion du monde de la valse des gouvernements, revendiquent certains Argentins en évoquant la période où les présidents se sont succédés à un rythme fou. 5 en une semaine, nous dit-on comme on conte une légende - peu importe si c'est le chiffre exact- , et ils moquent d'un ton tragi-comique l'effroi que ces dirigeants successifs ont éprouvé en découvrant la réalité des comptes du pays, effroi qui les a conduits à jeter l'éponge l'un après l'autre. C'était entre Carlos Menem et Nestor Kirchner. On craint ici que les prochaines élections donnent lieu à nouveau à ce genre d'instabilité, tant Kristina Kirchner est soupçonnée, semble-t'il, de masquer la réalité de la déroute économique. Rendez-vous en octobre, aux élections présidentielles, pour la suite de l'histoire.
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