En six mois d'Amérique Latine, notre façon de naviguer a changé. Finies (temporairement, bien sûr) les grandes navigations hauturières, comme la première de ce voyage, entre Lorient et Dakar, ou bien la « grande traversée », entre l'Afrique de l'ouest et l'Uruguay. On s'installait dans la routine de la vie à bord autarcique pour plusieurs semaines, on devait prendre le vent tel qu'il venait ou ne venait pas, les contacts avec la terre étaient restreints pour longtemps. Pour autant, notre nouvelle façon de naviguer ne ressemble pas à la petite navigation côtière où l'on sait qu'il y a toujours un abri pas loin, où les rythmes restent très terriens, où le téléphone ne perd jamais pour longtemps le contact avec les réseaux. Une vie où l'on ne se préoccuperait pas trop de savoir quel temps il fera dans quatre jours.
Sur ces côtes inhospitalières aux abris rares, nos déplacements se font par bonds de 3 à 8 jours (1). Parlons donc de petite hauturière car on est loin des abris, ou de grande côtière à cause de la proximité de la côte. Pas possible de s'abandonner à l'hypnose du grand large. Ce type de navigation, c'est le royaume des prévisions météo détaillées. Car, le croirez-vous, l'horizon des prévisions possibles et plausibles, semble correspondre aux durées de ces trajets-là. Les prévisionnistes proposent sans vergogne à qui les demande des fichiers détaillant heure par heure pour les huit jours à venir, la force et la direction du vent en tout point de la planète. Le navigateur qui n'aurait pas complètement décroché de son addiction au numérique peut s'en donner à cœur joie avec les sources de fichiers différentes (3) et les applications pour tablette obéissant au doigt et en couleur, montrant ces données chiffrées sur une carte de navigation électronique. Rouge pour les vents forts, bleu pour les grands calmes, un glissement du doigt pour changer de date et d'heure et voir que dans trois jours heure pour heure, à tel point précis du trajet prévu, pour autant qu'on puisse prévoir un trajet aussi précisément, le vent changera de dix degrés vers le nord. Hum. Mais le « geek » bien geek rechargera le fichier mis à jour le lendemain (parce que les prévisionnistes ont la décence de refaire leurs calculs tous les jours) et constatera que le virage du vent n'est plus de dix degrés mais de vingt, ou bien se produira cinq heures plus tard, ou que tout autre chose se produira en ce lieu-là. Sous réserves de mises à jour ultérieures. Parce que les prévisions sont inéluctablement fausses, surtout à certains niveaux de détail. Pourtant, sachez-le, la tentation est grande de prendre pour argent comptant les petites flèches codées qui bougent sur l'écran du futur.
Alors, plus qu'autrefois sans doute, parce que les données sont disponibles mais aussi parce que les marins d'aujourd'hui n'ont pas tous, loin s'en faut, l'expérience des Slocum, Moitessier, Vito Dumas, héros voileux qui naviguaient avec un œil sur le baromètre et l'autre à examiner les nuages à l'époque où rien d'autre n'était disponible, on cherche, on attend, on quête même comme un graal la magie de la fenêtre météo. Quelques jours pendant lesquels la prévision est bonne pour le chemin envisagé. Schématiquement, on cherche de préférence trois jours de vents du nord pour descendre au sud et trois jours de vents du sud pour progresser vers le nord. Oui mais, pas trop fort, tout de même. Et pas trop de calmes non plus. Et la houle, elle sera comment ? La fenêtre sera qualifiée d'étroite si la durée des vents favorables prévus est juste suffisante pour que le bateau franchisse la distance désirée avant que les conditions ne se dégradent. Une fenêtre grande comme une baie vitrée pour un bateau rapide pourra sembler étroite comme une meurtrière pour notre Skol, qui est lent. La théorie de la relativité des fenêtres se complexifie encore si on prend en compte le facteur « préférences de l'équipage » c'est-à-dire qu'est-ce qu'on qualifie de « favorable » exactement ?
Nous avons mouliné cette question pendant dix jours aux portes de San Blas, après avoir quitté la lagune, piétinant en attente de la fenêtre favorable pour retourner vers Mar Del Plata. Dix jours dans un mauvais mouillage, inconfortable malgré la sécurité apportée par le corps-mort mis à notre disposition par Rodrigo. La fenêtre envisagée plusieurs fois, envisagée sérieusement, au point d'accomplir les formalités de départ auprès de la Prefectura, ne cessait de se refermer en quelques heures avec un claquement sec du genre : force 7 à 8 !!! (2). Finalement, nous avons choisi de chevaucher les dernières heures musclées d'un petit coup de Sud pour progresser vite vers le Nord avant l'arrivée d'un grand calme qui menaçait d'étirer trop longtemps le temps de trajet (4).
La même question a conduit à un raisonnement paradoxal quand on a voulu quitter Mar Del Plata vers le Nord toujours, toujours fuyant devant l'hiver. Le premier examen des fichiers nous a conduits une première conclusion : pas de fenêtre pendant dix à douze jours. Un petit anticyclone faisait dissidence au large de l'Uruguay, refusant de poursuivre sa route naturelle vers l'Est pour aller épouser Sainte-Hélène. Il boudait ou voulait savourer ses derniers jours de vie de garçon et en attendant envoyait un flux de vents du nord que personne n'oserait qualifier de fenêtre pour aller au nord. Et pourtant, « pourquoi pas ? », nous sommes-nous dit, complices, après quelques minutes de réflexion. Ce vent s'annonce relativement régulier, jamais violent, jamais calme plat. La mer devrait rester maniable, le ciel dégagé car ici les vents du nord sont des vents de beau temps. Et après tout, tirer des bords en zig-zag contre le vent ne fait que rallonger la route. Or, nous aimons la hauturière et troquons bien volontiers un trajet de trois jours de vents portants pour un trajet de cinq journées de vents de bout, surtout s'il n'y a que cela en stock pour les dix jours à venir et que nous avons l'espoir de célébrer mes cinquante ans en Uruguay. Nous avons donc pris la mer, à la surprise de tous, qui nous demandaient « pourquoi donc partir contre le vent ? » et « est-ce que vous longerez la cote ou bien est-ce que vous tirerez un grand bord vers le large ? ». Devinez...
Laissez-moi vous parler de cette fenêtre de vents du Nord, fenêtre vers le Nord, de ce qu'elle a été réellement. Un pur délice. Jamais plus de force cinq, jamais moins de force deux. Ni calme plat, ni violence. Beaucoup de travail de changement de voilure, mais que nous avons pu effectuer à deux, aux moments du changement de quart, à chaque fois que possible. Grand soleil tous les jours à l'exception d'une courte matinée de ciel couvert, sans pluie. Des centaines d'oiseaux de mer qui se sont relayés pendant trois jours pour nous offrir une haie d'honneur, les uns posés sur l'eau nous saluant d'un signe de tête, les autres volants de l'arrière du cortège vers l'avant pour se poser en amont de notre vague d'étrave. Albatros, Puffins, Labbes, Sternes, petits Pingouins. Des nuits presque sans lune, éblouissantes d'étoiles sauf une très humide où Ariel, pendant son quart, a croisé un banc de brume si épais qu'il a perdu de vue la tête du mat pendant deux heures. Une mer onctueuse la plupart du temps, quelques vagues un peu raides pendant les courts épisodes de vents plus musclés, mais se calmant vite après la baisse du vent. On a donc bien dormi, ce qui n'est pas souvent le cas en petite hauturière, à cause du changement de rythme. Et surtout une dernière nuit, celle à l'approche de laquelle mes tripes se nouaient en réminiscence de la tempête que nous avons croisée ici en arrivant d'Afrique et qui m'a offert un quart de veille nocturne absolument fabuleux, car le vent s'est un moment éveillé de force trois à force cinq, agitant les crêtes des vagues jusqu'au déferlement. Et alors, c'est comme si la mer s'était illuminée pendant trois heures. Dans cette zone où la fluorescence est extrême, j'ai retrouvé les gerbes de lumière de la nuit terrible de notre arrivée ici, sur cette même côte, mais avec l'angoisse d'un possible naufrage en moins et les étoiles en plus. Même des étoiles filantes. L'horizon était blanc laiteux, les voiles éclairées par en dessous à chaque plongé de l'étrave dans les vagues. Chaque déferlante, même modeste, étalait un panache lumineux qui se prolongeait en nappe blanche pendant des secondes, je ne me lassais pas de regarder partout, savourant, sourire aux lèvres, hésitant à réveiller Ariel pour qu'il voie cela, lui aussi.
Cette belle étape nous amène à mi-chemin de notre migration vers le Nord, fuyant l'hiver, vers encore un peu de chaleur. Il nous reste donc encore des fenêtres sur Nord à trouver pour atteindre Ilha Grande, au Brésil. Ensuite, au printemps, ce sont des fenêtres vers le Sud que nous chercherons...
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Disons presque un équivalent « Golfe de Gascogne » à chaque fois qu'on prend la mer. Naviguer en mode « côtière » est littéralement impossible à cause de l'éloignement des vrais abris.
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Conditions qu'on encaissera en faisant le dos rond si on est au large, mais qu'on n'ira pas chercher délibérément, surtout près des côtes.
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En réalité le calcul de base est effectué à partir de donnée satellites qui sont les mêmes pour tout le monde, avec des modèles mathématiques qui diffèrent parfois et ensuite les résultats du calcul font l'objet d'interprétation par des prévisionnistes généralistes ou locaux. On peut donc trouver plusieurs sources qu'il est bon de croiser pour avoir une idée de la stabilité des prévisions. S'ils arrivent tous aux mêmes conclusions, ça doit signifier une forte probabilité. Mais certains navigateurs que nous connaissons ont choisi une source, donc un modèle et une interprétation, sur lesquels ils s'appuient exclusivement. D'autres consultent une source qui donne peu de détails, pour résister à la tentation d'y croire au-delà des trois premiers jours, et pour la suite se fient au baromètre.
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Pendant ces premières heures de « fenêtre », nous étions accompagnés de Loïck, dont les coskippers, Hugues et Caroline, qui piaffaient eux aussi depuis dix jours à une encablure de Skol, avaient tenu le même raisonnement, avec un bateau plus grand et plus rapide. Nous étions petit poucet les devançant de vingt minutes à la sortie du delta, parce qu'on avait largué l'amarre un brin avant eux, mais ils nous ont vite dépassés. Belle occasion pour se prendre mutuellement en photo.
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