Après notre aperçu de l'islam au Sénégal, nous étions curieux d'observer l'expression de la religion en Amérique Latine. Une fois de plus l'Uruguay fait exception entre l'Argentine et le Brésil, où la religion est très présente dans la société. L'Uruguay est laïc depuis une centaine d'années (1) et n'a par la suite jamais laissé la religion reprendre la place dominante qu'elle avait auparavant. Certes notre observation de ce côté-ci de l'océan est plus superficielle que de l'autre côté (2) mais déjà, nous sommes étonnés. L'église catholique, si elle reste très présente dans ces deux pays, après son rôle missionnaire convertissant de force les indiens qui survivaient aux massacres pendant la colonisation et son soutien aux politiques conservatrices des gouvernements civils ou militaires depuis lors, l'église catholique latino-américaine qui a donné le dernier Pape, semble se faire prendre la vedette, par l'église évangélique, par les églises évangéliques car elles sont nombreuses.
Ariel a trouvé par exemple en Argentine une série de stations de radio spécialisées dans les prêches évangéliques. Les pasteurs-gourous se succèdent à l'antenne dans une compétition de logorrhée sensée susciter la foi. Les orateurs proclament leur propre foi, affirment le statut d'élu de leur auditoire et lui promettent toutes sorte de choses, dont un avenir meilleur, le tout entremêlé avec des citations réelles ou inventées de textes sacrés, de saints, d'apôtres. Le débit de parole hallucinant qu'ils sont capables de tenir pendant de longues minutes nous a rappelé les prêches islamiques pendant le Ramadan et leurs effets d'envahissement de la pensée. Ces gens-là n'invitent pas leur auditoire à penser, ne laissent pas leur auditoire penser par lui-même. L'écoute attentive (3) de ces radios pendant quelques heures en dit long sur la liberté religieuse du pays, mais aussi sur la crédulité. Car, pour avoir pris cette place, ce niveau de pignon sur rue, en l'absence de contrainte (4), il faut bien que ces discours aient trouvé un écho, une réponse. Il y a donc des gens qui y sont sensibles. Ça nous laisse perplexes sur le genre humain. De même, le fait que les orateurs puissent débiter leurs âneries sur les ondes sans crainte du ridicule ne cesse de nous surprendre. Le ridicule ne tue pas, d'accord, mais tout de même…
Au Brésil, ce que nous avons remarqué, c'est la prolifération des églises et la surenchère de leurs dénominations. Eglise Internationale, Eglise Mondiale, Eglise Universelle, rien que ça ! Combien de croyants rassemblent-elles en réalité ? Ou bien ces titres sont-ils des projets de conquête ? Les chœurs fervents qu'on entend parfois sortir des églises sont en fait des bandes enregistrées. La compétition sur le marché des âmes est rude et tous les moyens sont bons pour attirer le fidèle. Un petit village de moins de deux cent habitants comme Paraty-Mirim compte sept églises… Mentionnons également au chapitre des étonnements et du ridicule cette installation, en bord de ruelle dans une petite ville, sur une petite parcelle de terrain vague : un vidéoprojecteur posé sur une table de jardin en plastique projette sur un écran la pâle image d'un spectacle de foi dont une enceinte diffuse le son crachotant. Le type à l'écran, en costard, un micro dans une main et une sorte de bible dans l'autre, clame sa foi et appelle à la foi. Mais personne n'écoute. Aucun passant de la rue ne s'arrête pour regarder le show, personne ne s'assied sur les quelques chaises en plastiques disposées face à l'écran. Qui a posé le projeteur et appuyé sur le bouton « marche » ? Cet homme assis dans l'ombre en bordure du terrain ?
Pourtant, j'ai vu un jour une femme se faufiler entre les portes entrouvertes d'une église dont émanait un de ces chants que le carrelage faisait résonner d'une manière particulière. Et quand j'ai vu cette femme se glisser pour rejoindre une poignée d'autres fidèles, surtout des femmes, d'apparence modeste, je n'ai pu m'empêcher de me sentir émue. Quel réconfort contre la vie dure qui est la leur trouvent-elles dans ces lieux ? Et mon cœur hésite et balance entre la compassion et la colère. Car ces églises, dépourvues apparemment de tout discours politique, participent à l'endormissement citoyen, détournent leur attention des ravages du capitalisme et de l'incurie de leurs élus (5). Si une radio diffusait à toute heure un appel à la révolte contre la corruption, contre le mercantilisme, contre la fuite des capitaux, contre la captation et la destruction des terres par une poignée de grands propriétaires, contre la privatisation des biens communs … serait-elle autorisée à diffuser bien longtemps ?
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Paradoxalement, la laïcité a été instaurée par un des anciens gouvernements miliaires que l'Uruguay a connu. Un ministre de l'éducation, francophile comme une bonne part de l'élite du pays à l'époque, élevé à l'école de pensés positiviste, a réformé l'éducation et instauré l'école laïque et gratuite qui existe encore aujourd'hui.
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Présence prolongée dans la ville de Djifere, notamment pendant le mois de Ramadan, et échanges à ce sujet avec des croyants et des non-croyants.
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Je rends hommage une fois de plus à l'oreille d'Ariel et à son talent pour les langues, car je suis bien incapable, sans lui, de capter du sens dans ces oraisons précipitées.
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Le prêche islamique diffusé par haut-parleurs pendant le Ramadan s'impose par la contrainte légale dans les pays religieux et par la contrainte sociale dans les pays laïques comme le Sénégal.
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Un peu comme les discours sur la violence dont nous avons déjà parlé, qui détournent l'attention des électeurs de l'examen des vrais problèmes de la société.
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