Des hommes déguisés en femmes et maquillés de manière extravagante, voilà le premier aperçu que nous en avons eu, lors de notre séjour initial en Uruguay au début de l'année. C'était l'époque du carnaval mais nous n'étions pas disponibles pour découvrir ça. Trop occupés à d'autres découvertes dans ce premier contact avec le continent Latino-Américain. Les images passaient sur l'écran de télé du petit restaurant La Fragata, qui allait devenir un point de rendez vous pour nous, plus tard. Ariel a remarqué ces spectacles, des groupes d'une bonne vingtaine d'hommes chantant et bougeant sur scène. « Ils chantent divinement », m'a-t 'il dit, car lui avait entendu le son, trop faible pour moi. Et c'est passé comme ça un peu inaperçu. Pas tout à fait inaperçu, car mon chéri a tout de même demandé comment ça s'appelait et fait une rapide recherche internet pour alimenter sa curiosité. Ariel est curieux de tout ce qui est musical dans les cultures qu'on rencontre, il faudra un jour que je raconte les évolutions de la playlist de Skol au cours de notre voyage. Ce n'est que sept mois plus tard, lors de notre troisième séjour à La Paloma, que nous avons vraiment découvert la Murga.
Nous l'avons découverte, curieusement, chacun de notre côté à deux jours d'intervalle. Ariel à La Paloma et moi à Montevideo. A La Paloma, c'est Rafael, du groupe des tambours, qui a lancé l'invitation. Invitation à venir écouter les répétitions du groupe local de Murga. Nous avions compris ou imaginé que les répétitions de la Palomurga étaient confidentielles et que donc c'était un privilège de pouvoir y assister. Mais je suis partie entretemps, renonçant à ce privilège pour un autre, celui d'une évasion avec ma fille. Et voilà qu'en descendant du bus au cœur de la capitale nous sommes attirés par le son qui émane d'un grand chapiteau (1). Sans en avoir jamais entendu auparavant, et même si, en répétition, ils ne sont pas maquillés, j'ai tout de suite reconnu ce que j'avais devant les yeux et dans les oreilles. Une polyphonie d'hommes (2), un spectacle joyeux, des voix qui jouent avec l'espace, une gestuelle parodique, un chœur empathique, des solos qui interpellent le public. C'est ma fille qui m'a donné le sens de cette première chanson : une critique des médias sociaux, facebook et autres twitters. D'autres ont suivi, des groupes plus ou moins expérimentés, au jeu de scène plus ou moins affuté, mais tous se préparant activement pour le prochain carnaval, testant leurs effets auprès d'un public clairsemé mais attentif.
Pendant ce temps ou presque, Ariel rejoignait Rafael au petit local sympathique, espèce de chalet en bordure de la forêt, où la Palomurga se retrouve toutes les semaines pour répéter. Les textes sont affichés aux murs, sur des grandes feuilles de tableau-papier, ou plutôt : le bout de texte travaillé ce soir-là se trouve affiché aux murs. La semaine suivante, ça sera la suite de la chanson, dont nous soupçonnons qu'elle aura été écrite entretemps. Une très longue chanson, qui parle des dernières élections locales, des promesses faites aux électeurs et jamais tenues, au milieu d'une critique générale des gouvernants face aux grands problèmes de la société, l'humanisme face au capitalisme, en gros. L'avantage d'assister aux répétitions pas encore publiques c'est justement d'avoir accès au texte et d'avoir le temps de l'examiner. Parce que chanté en polyphonie, ça perd un peu d'audibilité pour des étrangers. Les strophes sont si rapides qu'on a parfois du mal à suivre, mais les refrains nous ont embarqués bien vite, à chantonner avec eux, « fantasma de un mundo global » ou « sos uno numero mas » (3). Le texte est truffé de jeux de mot subtils et de critiques habilement formulées, une forme de satire délicate qui a survécu, voire s'est développée sous les gouvernements militaires, période de l'histoire pendant laquelle cette activité traditionnelle a été maintenue moyennant une certaine conformation. Ça peut donner l'impression que la critique est timide ou bienveillante, comparée à notre tradition française de la satire virulente, mais il faut se souvenir que beaucoup de mots en Uruguay ont plus d'un sens, ce qui conduit à plusieurs niveaux de lecture possible (4).
La polyphonie est arrangée par un chef de cœur dont le travail précis d'agencement des différentes voix s'est montré à nous dans toute sa complexité et toute son efficacité au fil des répétitions auxquelles nous assistons, Ariel seul, puis avec moi et avec les jeunes Turcs, arrivés entretemps à La Paloma avec leur Blue Belle. Il faut se souvenir qu'Ariel et Ugur sont chanteurs pour imaginer le plaisir qu'ils ont eu à être acceptés avec tant de simplicité par ce groupe, pendant ces répétitions parfois tâtonnantes et fort tardives mais toujours joyeuses. Le seul accompagnement instrumental de ces voix est une polyrythmie à trois percussions qui rappelle tantôt les tambours du Candombé par ses syncopes et tantôt une fanfare avec le son des cymbales se mêlant aux roulements de tambour. D'ailleurs nous avons reconnus certains des chanteurs, pour les avoir vus frapper un tambour quelques jours auparavant au bord d'un trottoir où brulait un feu. Les milieux du tambour et du chant polyphonique se mêlent et se respectent (5).
Nous ne verrons pas les maquillages, nous n'entendrons pas la chanson complète, nous ne savourerons pas le jeu de scène peaufiné. Dans trois mois, pendant le carnaval, nous serons loin.
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C'était un chapiteau municipal mis à la disposition des troupes de chanteurs des différents quartiers de la capitale pour des répétitions publiques, les soirs à partir de dix-neuf heures.
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Dans la tradition, c'était une activité exclusivement masculine mais aujourd'hui les troupes comptent parfois quelques femmes.
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« Phantasme d'un monde global » et « tu es un numéro de plus ».
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Par exemple le vers « al borde del mundo » comporte le mot « borde » qui veut dire tantôt « bord » tantôt « emmerdeur ». Ce vers peut donc se lire soit « au bord du monde » soit « à l'emmerdeur du monde ». Or nous savons que certaines strophes parlent des élus locaux et que l'auteur des textes de ce groupe, depuis dix-huit ans est proviseur du Lycée de la capitale régionale.
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Décidément, il nous semble que tous les Uruguayens ont au moins un art en plus de leur métier. Et ça se transmet parfois de génération en génération. Par exemple, le père et le grand-père du chanteur-auteur étaient eux-mêmes chanteurs de Murga et son fils adolescent fait lui aussi partie de la troupe.
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