Qu'il est extraordinaire de réaliser un jour ce qu'on a porté en rêve depuis son enfance et en projet pendant près de dix ans !
Nous voilà – enfin – au cœur du Détroit de Magellan. Pour de vrai. Les cimes enneigées qu'on voit au sud nous confirment l'existence des montagnes entremêlées à la mer que nous sommes venus chercher. Pour de vrai. Les rafales qui nous ont accueillis à Punta Arenas avaient bien la soudaineté et la violence qu'on avait imaginées en lisant les descriptions dans les blogs des autres et dans les instructions nautiques. Prendre garde, naviguer sous voilure réduite, sinon, il pourrait y avoir de la toile éventrée. Pour de vrai.
On a tous les deux un peu de mal à réaliser, tellement ça s'est passé vite, finalement.
La navigation depuis Puerto Deseado fut complexe mais pas violente. Une attention de toutes les heures aux changements de force et de direction du vent. Beaucoup de vents contraires, de virements de bord, peu de distance parcourue chaque jour, mais nous savions que cette fenêtre météo ne comportait que quelques fractions de journée de vents favorables. Notre force est que nous avançons vingt-quatre heures par jour. Par conséquent, même avec de grands zigzags contre le vent, ça finit par progresser.
Nous avons approché le détroit exactement comme nous le souhaitions, en rasant le fameux Cap des Vierges, mais un peu tard pour la marée. Quelques bords très laborieux juste à l'entrée et un échange radio avec le gars de permanence dans le phare nous ont rapidement convaincus. N'insistons pas et attendons le flot suivant. Les cent premiers miles du Détroit de Magellan sont en effet une colossale pompe à marées qu'il s'agit de prendre au sérieux. Plus de dix mètres de différence de hauteur d'eau entre marée basse et marée haute à l'entrée. Une quantité phénoménale d'eau entre et sort du détroit toutes les six heures ! De plus, entre Punta Dungeness, à l'entrée et Punta Arenas, à l'intérieur, le détroit n'a pas une largeur constante, loin de là. Il s'évase et se rétrécit considérablement ce qui provoque des accélérations de courant dignes des plus vigoureux flux bretons. Justement, grâce à notre expérience des flux bretons, nous ne nous laissons pas surprendre et ne cherchons aucunement à vaincre les éléments. C'est déjà assez dur comme ça de lutter contre le vent ! Pour les courants, on va attendre qu'ils nous aident, non ? Même si l'effet vent-contre-courant lève une mer hachée, des vagues dures qui cassent notre avancée à chaque impact. Par trois fois nous jetterons l'ancre sagement pour attendre la marée suivante en nous reposant quelques heures. Une première fois, donc, au pied du phare de Dungeness, au milieu des pingouins et des dauphins, moment de repos comme une veillée d'armes, car nous ignorions comment serait le vent quelques heures plus tard et nous sentions portés par la mémoire des grands navigateurs qui nous ont précédés, notamment la description effrayante que Joshua Slocum a fait de sa propre entrée dans le détroit. Une seconde fois nous nous sommes immobilisés dans une zone peu profonde loin du courant principal, bien avant le premier goulet resserré. Sentiment étrange que celui de s'arrêter dans dix mètres d'eau au milieu de nulle part, à plusieurs miles du rivage le plus proche, sous le regard de la lune presque pleine (1). Par chance, le vent s'était calmé. La troisième pause-marée a eu lieu juste avant le second goulet resserré, dans une anse nommée Bahia Felipe (2).
Pendant trois marées, donc, toutes nos décisions et tous nos horaires de repas, de repos, de réveil, ont été pris en fonction des courants. Jamais je n'avais vu mon homme se plier avec autant de docilité à la dictature des éléments ! Même épuisés, nous levions l'ancre dès que le courant donnait des signes de coopération, pour pouvoir embouquer les goulets étroits au meilleur moment et voir le brave Skol atteindre des vitesses trois fois supérieures à sa vélocité naturelle ! Bien nous en a pris. Les deux compères Beduin et Abraxas qui étaient arrivés à peine plus d'une marée avant nous ont eu moins de chance et peut-être moins de stratégie ou de docilité. Passant un peu en force et avec des vents plus violents que ceux que nous avons rencontrés, ils ont énormément souffert. Nos échanges de récit dans les jours qui ont suivi ont été très surprenants, tant la différence de vécu était massive. Peut-être un jour finirons-nous par comprendre en quoi consiste ce que certains de nos observateurs nomment « the Skol way », la manière Skol de naviguer. Il faut le recul des autres, parfois, pour comprendre ce qu'on a soi-même de spécifique et qu'on ne voit pas parce qu'on est le nez dedans.
Le lendemain de notre arrivé, comme un pied de nez à notre lutte achevée, des vents du nord solides ont balayé la zone. Ils nous auraient bien aidés ceux-là, mais on était déjà passés.
Toucher au but, se trouver à l'intérieur de ce qui nous (me) faisait si peur il y a encore quelques jours. Certes, ce n'est pas fini, nous n'avons parcouru qu'un tiers de la longueur du tant redouté détroit, mais pour le moment nous avons toutes les raisons de nous féliciter de ce choix de route, qui était éminemment discutable et discuté (3). Même si nous ne sommes pas à Ushuaia, nous sommes tout de même en Terre de Feu ! Les paysages époustouflants ne sont plus loin. Et en attendant, nous avons trouvé une anse très abritée en face de Punta Arenas, dans la Bahia de Porvenir, pour nous reposer et préparer la suite. Une autre excitation grandit au fil des jours, car l'examen régulier de la météo réelle et pronostiquée ne laisse de nous ravir : la saison actuelle et la région du détroit semblent offrir plus de jours de temps calme que ce que nous avions imaginé.
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Cette zone d'attente incongrue, non loin des plateformes pétrolières couronnées de leurs torchères, nous l'avions identifiée auparavant en examinant la carte et nous l'avions semi-validée en prenant avis auprès de deux experts, à Puerto Deseado. Coup de génie.
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Avec une pensée émue pour mon Papa, qui nous regardait de là-haut avec, j'espère, une pointe de respect. L'arrêt initialement prévu à Isla Isabel quelques miles plus loin n'a pas pu se faire, marée oblige.
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Il ne nous reste que quelques dizaines de miles à faire avant de rejoindre un à un les sillages de ceux qui seront passés par le sud, Ushuaia et le canal de Beagle. Tout le monde finit par emprunter le détroit de Magellan, sur son dernier tiers au moins.
un mot : merci !
Émotion tellement palpable dans votre récit !
Yves
Rédigé par : Yves Vandercam | 02 février 2016 à 17:54
je vous ai à l'œil
vous étes extraordinaire
josé
Rédigé par : [email protected] | 04 février 2016 à 21:43
@ Yves : A vous un jour prochain ?
@ José : Que ton œil vigilant le sache, notre safran, toujours vaillant, a reçu quatre couches de rouge frais il y a quelques jours. Qui l'eut crû il y a quelques années. Combien, déjà ?
Rédigé par : Isabelle | 05 février 2016 à 20:42