Nous sommes en Terre de Feu, grande île autrefois peuplée par des tribus qui sont totalement éteintes aujourd'hui. Certes, d'autres tribus fuégiennes survivent encore au travers de quelques adultes, comme les Yamana de la région du Cap Horn, ou les Alacaluf dont nous traverserons le territoire bientôt en avançant vers l'ouest, mais les derniers Selk'nam ont été enterrés au cimetière principal de Punta Arenas (1). Pourtant, quand on examine les photographies qui ont été faites de ces hommes et femmes pendant la période de colonisation et qu'on découvre au travers des textes et expositions muséographiques des éléments de leurs conditions de vie, on a une impression de solidité, de force, d'adaptation à l'environnement. Bien charpentés, aguerris au froid (2), sachant chasser et se soigner. Ce n'est pas le climat qui allait avoir raison d'eux, aussi rude soit-il. Le petit musée de Porvenir dit, dans un langage empreint de prudence scientifique et d'une sacrée dose d'hypocrisie, que les raisons de cette extinction « restent à élucider » ! Heureusement, un esprit moins scientifique et plus sincère a été autorisé à peindre sur les murs d'enceinte du musée une fresque naïve poignante. Un bain de sang dans lequel meurent des dizaines d'indiens aux oreilles tranchées pendant qu'un chasseur blanc échange un sac d'oreilles contre un sachet d'or auprès d'une autorité administrative. La rivière de sang et de corps forme la branche inférieure d'une croix dont la partie haute est formée par un troupeau de moutons. Tout est raconté dans cette image. Sous l'égide de la religion, les indiens furent assassinés contre prime sonnante et trébuchante accordée « par tête », donc « par paire d'oreilles ». La terre que convoitaient les éleveurs et les chercheurs d'or était plus facilement vendable sans habitants légitimes. Les maladies infectieuses et l'alcool importés par les colons ont également participé au massacre, bien entendu.
Il reste de ces peuples disparus des traces entretenues par des passionnés, des curieux, des artisans et des marchands. Les passionnés étudient traces historiques et archéologiques, épluchent les témoignages de missionnaires qui ont été longtemps à leur contact sans les tuer eux-mêmes, dans l'espoir de les convertir et parfois dans l'espoir de les connaitre. Ces passionnés écrivent des livres et préparent des expositions plus ou moins scientifiques. Les curieux s'y intéressent en y consacrant plus ou moins de temps et leur intérêt justifie à postériori le travail des passionnés. Des artisans reproduisent avec plus ou moins de talent les objets, paniers, tissus, outils sculptés qui faisaient le quotidien de ces peuples. Et les marchands identifient dans tout ça ce qui peut générer de l'argent. La cérémonie du Hain, par exemple, rituel d'initiation des jeunes hommes Selk'nam, présente toutes les propriétés d'un filon juteux. Masques effrayants, peintures corporelles totales, gesticulations impressionnantes et une mythologie ambigüe sur la domination homme-femme. Est-ce que réellement autrefois les femmes dominaient les hommes au moyen d'une tromperie masquée ou bien est-ce juste un récit que les hommes produisaient pour justifier leur domination sur les femmes, en la présentant comme une revanche ? Toujours est-il que les masques et maquillages de chacun des personnages de cette cérémonie sont reproduits de multiples manières et montrés ou vendus sous différentes formes dans les échoppes à souvenir destinées aux touristes, avec plus ou moins de respect. Certaines œuvres sont de petites merveilles délicates, reproductions miniatures des originaux, parfois élégamment réinterprétés par des artisans sensibles. D'autres sont d'horribles et grossiers bibelots destinés à être achetés à la va-vite par des touristes fugaces, indifférents au drame, indisponible à la connaissance, juste intéressés à rapporter chez eux une preuve manifeste de leur passage en Terre de Feu. Sans surprise, nous avons rencontré beaucoup plus de la seconde catégorie que de la première. Dans un raccourci historique un peu brutal, nous avons l'impression de voir des descendants des massacreurs continuer à exploiter en massacrant d'une autre manière la mémoire de ces hommes disparus. Tristesse infinie.
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Arrivées depuis plus de dix mille ans sur cette terre non encore séparée du continent par la brèche du détroit de Magellan les Selk'nam et les Haush, étaient des nomades pédestres tandis que les Yamana et Alacaluf pratiquaient la navigation en canoé. C'est en partie du fait de leur éloignement dans les iles que les deux dernières ont résisté plus longtemps à l'extinction et ont pu ainsi recevoir les aides tardives d'un état pathétiquement conscient de sa responsabilité dans ce génocide.
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Une photographie historique montrant les peintures corporelles d'un groupe d'hommes tout juste vêtus de fourrures aux pieds et à la tête. Les extrémités au chaud, tout le reste exposé aux frimas !