Pendant que je maternais et méditais en France, en août et septembre dernier, Ariel a pris un peu de bon temps avec une bande de musiciens. Nous les avions rencontrés début juillet à l'issue d'une longue soirée de découverte des bars à musique de la ville de Castro. C'était après six mois de vie monastique dans le Détroit de Magellan et les Canaux de Patagonie, nous avions une énorme envie de rencontres festives. Première sortie, bonne pioche. Quand on rentre au bateau à cinq heures du matin avec le sourire, c'est qu'on a passé une bonne soirée ! Nous avons revu certains d'entre eux le vendredi suivant, de nouveau au 43 Blanco, le meilleur bar-jazz de la ville. Ils jouaient d'autres airs, des airs que nous allions apprendre à reconnaitre aux premières mesures à force de les entendre. Des airs que nous allions nous mettre à fredonner malgré nous pour un rien en rigolant. Le patrimoine musical de Skol a fait un grand bond en avant durant ce long séjour à Chiloé.
Quelle bande ils font ! Des fous, simplement des fous de musique ! De l'espèce qui vit de, par et pour la musique, du petit déjeuner au point du jour. Ils écrivent, improvisent, répètent, enseignent et ils en parlent à longueur de temps. Ils sont musiciens professionnels, c'est-à-dire que la musique est leur gagne-pain, mais tout d'abord ils jouent pour le cœur, pour le plaisir, avec passion. Au milieu de ces joyeux drilles, mon homme s'est retrouvé comme un poisson dans l'eau. Il a intensifié les relations pendant mon absence, allant les écouter à chaque concert, circulant avec eux dans la ville et dans l'île, découvrant en leur compagnie des pans de l'univers musical de l'Amérique Latine dont il n'avait pas mesuré la diversité et les nuances depuis l'Europe. Il faut que tu écoutes ça, et ça ! De Cuba à la Terre de Feu via la Colombie, le Venezuela et le Brésil. De Violeta Parra à Djavan, en passant par Benny More et bien d'autres. Ils partagent la même langue ou presque sur un continent entier, ça facilite la circulation des rythmes et des mélodies autant que des paroles. A plusieurs reprises, les « jazzeux » ont proposé au « franchute » de les accompagner à leurs cours de musique, jusqu'aux confins de l'ile. Ariel m'a raconté comment, dans la voiture chargée des hommes et des instruments, l'autoradio jouait à fond et chacun y allait de son commentaire sur tel ou tel passage, telle ou telle interprétation, pendant que Pepe, le batteur, tapait sur tout ce qui lui tombait sous les doigts pour extérioriser les rythmes trottant dans sa tête. Il m'a décrit aussi les cours eux-mêmes, où chaque enfant est embarqué dans le plaisir de la musique avant tout académisme (1). Entrainé dans cette ambiance totalement branchée musique, Ariel s'évadait des contraintes joies ineffables du bateau. Ça lui faisait aussi, peut-être, mesurer à quel point l'intensité du partage autour de la musique lui manque depuis qu'il s'est éloigné de son groupe de rock après vingt ans de pratique régulière.
Au cœur de ce petit monde mélomane, le groupe de jazz-latino Trifulka – « bagarre » - qui fait son chemin au Chili et même sur la scène internationale, avec une musique née de la rencontre entre le folklore chilien et le jazz, mâtinée de salsa ou parfois de balade romantique (2). Des cuivres, des percussions variées, une basse, un clavier et un accordéon qui assure l'âme folklorique de certains airs. Et au centre du groupe - lorsqu'ils sont sur scène - Rolando, le chanteur, personnage peut-être le plus fou de la bande. Volubile, généreux, agité, parfois mystique, il s'est pris d'affection pour Ariel dès la première rencontre. Le brin de folie de mon chéri lui a plu tout de suite, une question de feeling, une question de buena onda. Petit cadeau de milieu de nuit, abrazo à la chilienne, « Hermano (mon frère), viens diner à la maison samedi prochain ». La relation entre Ariel et Rolando s'est poursuivie. Aujourd'hui, six mois plus tard, ils s'appellent plusieurs fois par semaine, même quand ils n'ont rien à se dire, sinon une petite chanson improvisée à deux voix dans le téléphone.
Le milieu du Jazz, ici comme ailleurs, est assez échangiste. Chaque musicien joue dans plusieurs groupes et on voit souvent au milieu d'un set une silhouette émerger du public pour se joindre au groupe en cours de prestation. Un rappeur pourra glisser son propos dans le micro le temps d'une chanson dont il respectera l'essence et le refrain. Un jeune clarinettiste sortira son instrument d'un sac à dos posé là en fond de salle et les autres lui donneront sa chance : Bienvenue ! Montre-nous ce que tu sais faire. Nous voyons avec curiosité certaines alliances se reconfigurer au fil des mois, en admirant comment, malgré les rencontres et absences, ils parviennent à toujours fabriquer une très bonne musique, après deux ou trois morceaux de « chauffe ». Profitant du passage en ville de grands musiciens de Santiago, quelques membres du groupe ont eu l'idée de chercher avec eux ce que donnerait la transformation en boléro d'une vieille valse-musette du répertoire folklorique chilien, «viejo lobo chilote» (le vieux loup de mer de chiloé). Cette expérience-là ne pouvait se faire en public, et comme il était là, Ariel a été invité à assister à cette répétition-improvisation, avec pour mission de filmer les joueurs en vue de la réalisation du clip. Evocation de l'univers de la mer, au travers des souvenirs d'un vieux pêcheur, chaque refrain de cette valse est ponctué d'un « desde la proa al timón » (de la proue au gouvernail). Depuis, mon homme fredonne ces quelques mots à tout bout de champ et « travaille » la chanson avec sa guitare. C'est-à-dire qu'il est en passe d'en créer sa propre version (3). Voilà qui va surprendre bien des chiliens, car cette chanson est très connue, au point que nous en avons entendu jusqu'à quatre interprétations différentes dans la même journée dans des lieux différents. Nous avons vu émerger l'interprétation qu'en donne désormais Rolando. Elle est beaucoup plus lente que la version traditionnelle, très douce, suave. Rolando aime séduire les femmes.
Quand je suis revenue de France, ils m'ont tous accueillie à bras ouverts. Il faut dire que le plaisir que je prends à danser sans retenue ni complexe sur leur musique irrésistible les enchante, eux aussi. Leur musique est tellement bonne que même Ariel se lance régulièrement, avec son style « dance-théâtre », tandis que j'ai plutôt tendance à tortiller du cul. Dès les premiers accords, je suis sur la piste de danse et je ne retourne à notre table que quand ils ont fini. Et bien sûr, je me joints à grands cris aux demandes de otra ! otra !, quand le public trouve qu'ils s'arrêtent trop tôt. Les compagnes des artistes me saluent maintenant d'un grand sourire quand j'arrive au bras de mon homme à un concert.
Autre jour, autre véhicule, autre échange musical ; le violoniste et luthier Claudio tient à nous montrer son plaisir d'avoir pu visiter notre voilier dont les boiseries l'ont séduit. Il nous chante donc a capella les dix premiers couplets de l'interminable mélopée de la mise à l'eau (3), qui narre par le menu les étapes laborieuses de la fabrication d'un bateau traditionnel Chilote jusqu'à sa mise à l'eau. Notre propre existence de marins véritables les interpelle autant que les thématiques de leurs paroles nous interpellent, nous. Ils chantent tant de chansons évoquant la mer et le vent alors qu'ils connaissent eux-mêmes si peu cet univers! Rolando nous présente à ses amis comme « les navigateurs français ». Curieusement, peu d'entre eux sont venus voir le bateau, comme si la sublimation par la poésie leur suffisait.
Un soir de jam session au 43 Blanco, nous avons découvert Samourai, du groupe brésilien Djavan, réinterprétée avec brio par Anand, le chanteur et guitariste santiaguino en visite chez ses potes de Chiloé. Chant d'amour étrange, tragique, violent, à la mélodie envoutante, il nous a fait renouer avec les sonorités coulantes et moelleuses de la langue brésilienne. Comprenant que nous l'avions beaucoup aimée, Rolando nous l'a chanté encore une fois rien que pour nous deux au petit matin avec la voix éraillée trahissant la nuit de fête, voix éraillée mais si juste, si expressive, si intense. Cette chanson nous touche beaucoup et j'ai bon espoir que mon chanteur de rock préféré l'intègre elle aussi dans son répertoire.
Autour des dingues de musique, dans la nuit de Castro, pétille aussi une autre folie, celle de la poudre blanche qui vient du nord. Alignée sur le dos d'une main, ou sur une cuvette de WC, discrète mais repérée par ceux qui savent observer, elle apporte sa touche à l'animation tardive des pistes de danse. « Media noche en Castro » est le titre d'une autre chanson du répertoire de Trifulka.
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La place de la musique dans l'éducation des chiliens nous semble à la fois plus grande et plus décontractée que dans nos conservatoires municipaux. On trouve des Instruments de musique dans beaucoup de maisons, instruments dont quiconque peut se saisir pour plaquer quelques accords ou entonner un air traditionnel, même en jouant mal, même en chantant faux. Personne n'y trouvera à redire. Ce qui n'empêche pas ceux qui deviennent professionnels de jouer bien et de chanter juste.
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Avec un répertoire curieux, tantôt poétique évoquant les fjords et les baleines de la région, tantôt presque naïf, lorsqu'ils racontent leur propre histoire, migrants en provenance de Santiago qui tombent amoureux de Chiloé, ou lorsqu'ils égrènent les petits détails de la vie quotidienne, jusqu'à la recette de la cassolette de moules. Ils ont aussi quelques textes politiques, protestations à propos du projet de pont qui pourrait rompre l'insularité de Chiloé et évocation des peuples originaires de la région.
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'Zalamera Botadura', 'la mélopée de la mise à l'eau' ou 'la complainte de la mise à l'eau' selon comment ça se termine. Ce jour-là nous n'avions pas encore entendu les derniers couplets, car elle est plus longue que le trajet en voiture que nous avions à faire. (Depuis, nous avons appris qu'elle se termine bien.)
YEAAAAAAAAAAAAAH !
Plus envie de partir quand c'est comme ça !
Rédigé par : Michel Fromm | 25 janvier 2017 à 14:06
@ Mitch : T’as tout compris. En même temps, l’appel des canaux perdus de Patagonie se faisant de nouveau sentir, on leur a dit au revoir, avec quelques trémolos et de grands abrazos. On reviendra à Chiloé pour l’hiver austral prochain.
Rédigé par : isa & ariel | 29 janvier 2017 à 23:32