La nouvelle de Francisco Coloane qui porte le titre « Rumbo a Puerto Eden » conte les aventures de la goélette Huamblin qui part de Puerto Montt à destination de Puerto Eden, cinq cent soixante milles plus au sud. Le capitaine découvre une fois en route que le cuisinier a oublié la viande dont l'équipage, composé de marins et de plongeurs, ne saurait se passer. Faute de réussir à convaincre les éleveurs des dernières iles habitées sur leur chemin de leur vendre une bête, ils se résolvent à voler. Les conséquences de cette action délictueuse s'étireront pendant tout le chemin qui passe par des lieux que nous connaissons et dont nous nous régalons de lire les descriptions sous la plume poétique et imagée de cet auteur merveilleux qui est à nos yeux l'équivalent chilien de Jack London. Le recueil de nouvelles dans lequel nous avons lu cette histoire tragique et bien d'autres, « Tierra Del Fuego », est à bord de Skol actuellement car, en juin dernier, au moment de partir, nous avons « oublié » de le rendre à la petite bibliothèque de l'école de Puerto Eden, justement ! Cette action délictueuse nous pèse et nous n'avons de cesse de rendre aux écoliers du village le petit ouvrage à la couverture rose et bleue qui ne manque sans doute pas de les ravir, puisqu'il parle de leur monde. Celui des iles et des canaux, des tempêtes et des bateaux.
Ariel a été le premier à le lire, un dictionnaire sous la main qu'il consultait souvent, pour enrichir son vocabulaire. Puis je m'en suis saisie, en me laissant bercer par la musique des mots et une compréhension plus approximative mais qui me satisfait pleinement. Je n'ai pas fini ma lecture mais j'ai déjà lu cette nouvelle-là parce qu'Ariel m'en avait parlé. Nous étions donc tous les deux avertis des conséquences funestes d'un oubli de viande quand on prend la mer à destination de Puerto Eden. Par conséquent, nous avons pris nos précautions. Un chapelet de saucisses sèches de la meilleure charcuterie de la ville et un gros quartier de porc fumé sont pendus sous le pont avant de Skol, enveloppés d'une étamine légère. En outre, une première expérience de jambon sec est en cours. Une grosse pièce de porc a été noyée dans le sel dans une caissette en bois pendant dix jours, puis badigeonnée d'une préparation à base de vin rouge et de vinaigre balsamique et sèche maintenant depuis trois semaines à bord. Enfin, des bocaux de poulet et de bœuf cuisiné garnissent nos fonds en nombre impressionnant. Ariel ne saurait se passer de viande, pas plus que l'équipage de la goélette de la nouvelle et comme c'est lui qui cuisine, fort bien l'ai-je déjà mentionné, il a raison. Sauf lorsqu'il a voulu, en plus et en mémoire du cuisiner de la Huamblin, embarquer une patte de mouton entière ! D'accord, nous partons pour une destination lointaine et nous avons l'intention de musarder en route, mais tout de même, je n'ai pas envie de me cogner à de la viande à chaque fois que je circule dans le bateau !
Notre fier esquif est donc lourdement chargé de viande, mais aussi de bien d'autres choses, car l'aller et retour à Puerto Eden sans se presser nous prendra plusieurs mois et que le réapprovisionnement à cette unique escale habitée sera difficile. En route, nous comptons déambuler dans le dédale de l'archipel inhabité des Chonos, prendre un bain dans les sources chaudes sauvages de la péninsule de Taitao et retrouver la faune habituelle et si familière des caletas perdues. Peut-être croiserons nous aussi des extraterrestres, qui sait ? Nous vous conterons ces aventures dans quelques semaines.