(Après six semaines de déambulation vers Puerto Eden, nous reprenons le fil des évocations là où nous l'avions laissé, à Chiloé)
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Sergio est un ami de Rolando. Un ami comme un frère, eux aussi se donnent du hermano en s'embrassant. Autant Rolando est agité et volubile, autant Sergio est tranquille et plutôt retenu. On l'aime bien, Sergio. Ca fait des mois qu'on l'observe, par petites touches. Ses façons de faire avec nous, mais aussi avec les autres. Sa loyauté à Rolando, sa simplicité de manières et toute une série de petits comportements que nous avons assemblés sous l'étiquette « générosité », puisque nous étions incapables de discerner son intérêt dans l'affaire. La façon dont il gère le personnel de son petit restaurant du centre-ville est un exemple. Il emploie une fois et demie le nombre de personnes qui seraient nécessaires étant donné le volume d'activité. Il laisse entrer toutes sortes de solliciteurs en plus des clients et les traite avec gentillesse. Un musicien souhaite jouer quelques morceaux et faire la manche auprès de ses clients ? Vas-y ! Un petit fermier local a quelques salades et trois bottes de coriandre fraichement cueillis à lui vendre ? Montre-moi ça ! Nous demandons la permission de déposer quelques sacs de courses sous une table le temps d'aller compléter nos achats ? Il nous indique un coin de salle comme une évidence et nous invite aussi à mettre les crabes vivants en attente dans le frigo, à côté de la bière pour les clients ! Lorsque nous avons évoqué l'idée de soutirer quelques kilos de gaz de la réserve du restaurant (1), pour remplir nos bouteilles, il n'a pas hésité un instant. Le jour où on lui a demandé si l'auberge attenante au restaurant avait une p'tite douche disponible, c'est à son propre logement qu'il nous a donné accès. La vitesse à laquelle il dit oui quand on lui demande un coup de main ou une faveur a même fini par nous faire hésiter à le solliciter. Jusqu'au soir de la grande peña (2). Ce soir-là, il avait accepté de faire l'animateur de la soirée, ce qui l'obligeait à être sur le devant de la scène à plusieurs reprises, parlant dans le micro à plusieurs centaines de personnes, faisant le mariolle, annonçant les groupes de musiciens qui se succédaient au programme. Cette mission était, une fois de plus, de l'ordre de la générosité. La soirée était vouée à la collecte de fonds pour l'enregistrement du premier disque du groupe de Claudio. Toujours est-il que ce rôle sur le devant de la scène n'était pas des plus aisés à tenir pour lui et il se peut qu'il ait but une ou deux bières de plus que d'habitude pour se donner du cœur à l'ouvrage. Et puis, comme chaque boisson consommée alimentait la cagnote de Viga Maestra, nous avions nous aussi enchainé les verres (3). Il est prudent de ne pas accorder foi à tous les propos tenus au cours d'une longue soirée de musique bien arrosée et d'avoir des doutes sur sa propre mémoire. Aussi, le lendemain matin, lorsque nous avons recoupé nos souvenirs, un doute nous a pris. A-t'il vraiment proposé de nous signer un contrat de travail pour nous permettre d'échapper à la contrainte trimestrielle du visa ? et surtout : A-t'il vraiment demandé de partir avec nous dans quelques jours ? Chouette !
C'est ainsi que pour la seconde fois depuis que nous avons quitté la France, un étranger a dormi à notre bord et participé à quelques dizaines de milles de notre voyage (3). Ce fut un grand plaisir pour nous. D'abord, il nous donnait ainsi l'occasion de lui offrir quelque chose en retour pour ses multiples gentillesses. Ensuite, tout s'est passé à merveille. Bien que totalement novice en matière de navigation à voile, il a montré une attention joyeuse à tout ce qui se passait sur le pont et une pertinence dans ses initiatives tout à fait surprenante. A bien y réfléchir, son métier de restaurateur attentionné à tout ce qui se passe dans la salle et en cuisine y est peut-être pour quelque chose. Nous profitons du huis-clos pour élucider le mystère de son style de management du restaurant, découvrant ainsi qu'il se met lui-même sur la paille avec le sourire pour préserver les jobs quand la clientèle se fait rare (4) et assurer une ambiance de travail relax. Quelle surprise, dans un pays tant dévoré par la logique du profit ! Une sympathique anomalie, qui fait de son espèce de brasserie située sur la place centrale de Castro un lieu de rencontres pour les chiliens, de passage pour les touristes, de pauses pour les amis où l'on ne sera pas sommé de consommer, où l'on sera même autorisé à entrer avec son café à emporter acheté au coin de la rue. Un point de rendez-vous qui va de soi. On se retrouve dans une heure à La Descarriada !
Dans l'intimité du cockpit, pendant que défile sous ses yeux l'autre face d'un paysage qu'il connait bien, il nous propose une histoire. Si je te dis que j'ai tenu un puma vivant par la queue, est-ce que tu me crois ? et il enchaine avec le récit animé d'un épisode de sa jeunesse à la fin duquel le puma, dont Sergio tenait la queue pour qu'elle ne se salisse pas en trainant par terre, était en effet encore en vie, blessé à la patte par le piège qui l'avait mis à la merci des hommes et juste assommé et ligoté pour pouvoir être transporté jusqu'à l'estancia. L'animal a repris conscience pendant le transport et sa réaction furieuse à la douleur et à la peur suscitées par sa situation, suspendu par les quatre pattes et entouré de l'odeur des humains a procuré à Sergio la peur de sa vie. Le félin était coupable d'avoir mangé quelques brebis et ne méritait pas une fin rapide. La chevrotine d'une mise à mort immédiate sur le lieu de la capture aurait pu endommager sa peau, nous a répondu notre ami quand nous avons cherché à comprendre. Ce petit récit nous a semblé tout droit sorti d'un recueil de nouvelles de Francisco Coloane, où les colons et leurs descendants, à la fois braves et cruels, affrontent la nature sauvage et leurs propres congénères humains de manière brutale, sans l'ombre d'un doute sur la légitimité de leur violence. Il nous donne l'impression d'entrevoir une des facettes de l'âme du peuple chilien, dans laquelle l'héritage des peuples indigènes ne s'exprime pas.
La Descarriada qui donne son nom au restaurant de Sergio, c'est la brebis noire, expression qui désigne celui qui sort du rang, qui se distingue des autres. Alors que nous évoquons la vie nocturne de Castro, Ariel titille justement Sergio à propos de sa réputation de Casanova, mais sans succès. Il y a le Sergio du jour et le Sergio de la nuit, esquive-t-il avec un petit sourire. L'un des deux a multiplié les « selfies » (5) à l'étrave de Skol et suivi attentivement son score sur facebook pendant les premières heures de navigation, l'autre a ensuite éteint le téléphone pour savourer ce petit voyage et passé de longues heures à titiller sa ligne de pêche en jubilant même s'il ne prenait rien.
Nous avons déposé notre plaisant passager dans un petit port du sud de Chiloé en fin de journée, un peu avant l'heure du dernier bus pour Castro. Il emportait dans son sac des souvenirs inoubliables ainsi qu'un bocal des moules offertes par des pêcheurs le matin même en si grande quantité que nous n'avions pas réussi à en venir à bout. Il laissait à bord quelques lignes émouvantes dans le livre d'or et ses deux lignes de pêche en cadeau. De la rive il nous a salués encore une fois alors que nous repartions pour une nuit de navigation, la première depuis de nombreux mois, que nous allions passer dans le golfe de Corcovado, tirant de longs bords entre les douces rives de Chiloé et la masse imposante de la Cordillère des Andes. Nous sommes de nouveau « en voyage » depuis deux jours mais c'est ce tête à tête retrouvé et la routine des quarts de nuit qui nous fait en prendre conscience.
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Nos aventures gazières mériteront un jour une note dédiée.
- Fête populaire où les générations se mêlent ou se succèdent sur la scène et sur la piste de danse. Ce soir là quatre groupes jouaient dont nos amis de Trifulka.
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Au point que lorsque nous sommes revenus sur la grève pour constater que notre Banana était amarrée trop loin, inaccessible à cause de la marée haute, nous avons simplement éclaté de rire et je me suis prestement débarrassée de mes chaussures et de mon pantalon pour entrer dans l'eau froide et aller la chercher du bout des doigts. La plongée dans l'eau de mon iPhone n'a été que l'occasion d'un éclat de rire de plus.
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Il y a eu de nombreuses sorties à la voile avec des étrangers à bord. Famara au Sénégal, l'équipe de La Fragata en Uruguay. Pour l'argentine, Bruce et les guides de pêche à San Blas et le sculpteur Alejandro à Mar Del Plata. Pedro et sa petite famille au Brésil. Et depuis que nous sommes au Chili, Alejandro et Elias à Porvenir et onze personnes à Chiloé en plus de Sergio. Seuls Famara et Sergio ont participé à un bout du voyage, débarquant ailleurs que là où ils avaient embarqué, pendant que nous nous éloignions vers notre prochaine destination. Pour les autres, il s'agissait d'une promenade de découverte, de quelques heures, en journée. L'embarquement d'un étranger pour une navigation vouée à durer plus de 24h est une chose délicate. Il s'agit de partager une tranche de vie dans un espace restreint et sans cloisons, et d'affronter les aléas que nous imposera le cosmos, la physique ou la mécanique. Beaucoup de personnes déclarent vouloir vivre cette expérience avec nous, sans toujours réaliser ce que cela implique.
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L'an dernier, pendant le pire de la crise des Salmonerias de Chiloé, lorsque les travailleurs licenciés bloquaient les routes pour protester, il a perdu deux bons mois de chiffre d'affaires, restaurant vide, mais n'a viré personne.
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Photos de soi-même prises à bout de bras pour montrer où on était à ce moment-là.
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