Chaque fois que c'est Ariel qui se charge d'attacher nos amarres à terre, il y passe beaucoup plus de temps que strictement nécessaire pour identifier un arbre de bon diamètre et faire deux tours et quelque noeuds, car il en profite pour examiner les traces sur la grève de la vie animale et végétale. Il cherche en priorité tout vestige de carapace ou de pince de crabe susceptible de lui donner espoir pour sa pêche au casier. Ou tout indice de présence d'étoiles de mer, qui sont généralement le signe de mauvais augure pour la pêche au crabe. Quelqu'un en Bretagne nous a dit un jour que là où foisonne l'étoile de mer, il n'y a pas de tourteau et nous avons vérifié cette assertion un grand nombre de fois. Ensuite il examine de près tout caillou à l'aspect intéressant du point de vue minéral ou du point de vue esthétique et l'empoche éventuellement pour sa collection. Parfois il tombe sur des coquillages bien préservés aux jolies couleurs, qu'il stockera dans sa petite réserve en vue de la fabrication ultérieure de bijoux. Il rôde plus ou moins longtemps ainsi à terre pendant que j'accomplis les gestes routiniers de l'arrivée, éteindre le moteur, l'ordinateur et les instruments de navigation, sécuriser la chaine de l'ancre, relever et attacher le safran, ranger le cockpit, hisser la dérive et autres menues tâches qui s'égrènent doucement, dans le plaisir du calme et du silence retrouvés après la navigation. Lorsque sa quête se prolonge au-delà de ma routine de mise en ordre, je comprends qu'il a trouvé quelque chose d'inhabituel.
La Caleta Cristallina où nous avons choisi de nous poser en attendant le bon moment pour traverser le Golfe des Peines du nord au sud, dispose d'une eau transparente, d'une belle plage de sable blond et d'un environnement d'îles boisées aux allures tropicales. Certes les palmiers et bambous sont rares dans les frondaisons d'ici mais quelques fougères arborescentes et la densité primitive de la forêt font illusion, de loin. La température ambiante, qui en cette fin d'été Patagon, n'excède déjà plus guère les quinze degrés centigrade semble contredite par les nuées de ce que nous appelons des mouchettes piquantes rappelant très bien les moustiques des rivages tropicaux et leurs assauts de fin de journée. Rentrée depuis longtemps à l'intérieur pour m'en protéger, je vois mon homme le dos courbé, les mains agitées de ces mouvements contrariés par lesquels on tente de les chasser ou de les tuer en se giflant soi-même et je me demande ce qui retient autant son attention. Lorsqu'il revient à bord, je peine à lire dans son regard s'il s'agit d'une bonne ou d'une mauvaise nouvelle. En effet, ses sentiments sont mitigés. Une myriade de coquilles de très jeunes oursins jonche la ligne de haute mer, mêlée aux algues et aux bois flottés que déposent les vagues à chaque marée. Il y a eu une hécatombe récente, dont aucun indice ne permet d'imaginer la cause. Un peu comme les trois cent baleines qui sont venues s'échouer et mourir il y a deux ans, sur les rivages environnants. Nous repensons, bien sûr, à la contamination des eaux par les élevages de saumon, leurs antibiotiques, leurs déchets et leurs effets aggravants sur le développement de la toxine « marée rouge ». Le Golfe des Peines lui-même est désormais traversé par des transporteurs de saumons juvéniles destinés aux nouveaux élevages du Détroit de Magellan. Ces camionneurs de la mer, pour maintenir leur précieuse cargaison en vie, renouvellent en permanence l'eau des cuves à poisson. Qui saura déterminer si celui de ces navires qui a perdu récemment toute sa population de bébé-saumons par mortalité soudaine au beau milieu des canaux est victime d'une contamination qu'il aurait subie pendant sa traversée du golfe, comme il le prétend, ou bien s'il a, en réalité, contribué à la contamination lui-même en apportant ici des polluants venant de la région de Chiloé ?
La réserve des trésors d'Ariel est maintenant gonflée de quelques dizaines de petites merveilles colorées et dentelées, qu'il transformera peut-être un jour en bijoux. Mon homme aime à penser que les motifs de ces coquilles ont inspiré des peuples indigènes dans leur expression artistique. Et moi je me plais à penser qu'il en fera des bijoux à message.
Ce que la nature est capable de produire à partir du nombre 5 me stupéfie toujours (c'est le cas de tous les échinodermes). Et le nombre 5 est un nombre de Fibonacci (0, 0, 1, 1, 2, 3, 5, 8, 13, ...). Et le rapport des nombres consécutifs de la série se rapproche toujours plus du nombre d'or à mesure que l'on s'éloigne vers les grands nombres.
Tu m'étonnes que tout ça a du inspirer toutes celles et ceux qui ont le don de l'observation.
Le squelette d'un oursin (ça s’appelle le "test"), pour qu'il prenne cette apparence doit être ancien, car les épines et le système apical (ce qu'il y avait là où il y a maintenant le trou), on disparu. Du coup, je me demande si ce ne sont pas les courants qui auraient pu ramener tous ces tests sur le rivage. Quand on cherche des fossiles, on trouve souvent ceux des oursins, avec exactement la même morphologie que sur les photos, et généralement quand on en trouve 1 on en trouve plein. Il existe des gisements de fossiles d'oursins. Alors, je me demande si c'est la pollution qui est à l'origine de cette découverte ou pas ?
En tout cas, qu'est ce que c'est beau !
Rédigé par : Michel Fromm | 29 mars 2017 à 14:39
Merci Mitch pour cette réaction péotico-scientifique , on adore !
Il y avait deux types de “tests” comme tu les nommes. Une multitude de tous petits et juste quelques grands, développés, les verts et celui qui est en contre-jour.
Les petits avaient encore beaucoup de leurs épines.
Cela dit, ça me plait bien de penser qu’il ne s’agit pas forcément d’une hécatombe accidentelle localisée mais peut-être, comme tu le suggère, d’une accumulation due aux courants. La situation de cette plage, face à l’étendue du Golfe des Peines, s’y prêterait, en effet.
Rédigé par : isa & ariel | 30 mars 2017 à 19:18
Magnifique !
Hâte de voir les bijoux !
Bonne continuation !
Rédigé par : Lolotte de Loc | 31 mars 2017 à 06:35
@ Lolotte : Ca pourrait prendre du temps, mais promis, on fera un petit billet sur les bijoux un de ces jours…
Rédigé par : isa & ariel | 03 avril 2017 à 19:58