Quelle évasion magnifique ! Le vent du nord musclé nous porta allègrement pendant une douzaine d'heures, cap à l'ouest, vers le Cabo Tres Montes, puis eût la gentillesse de rendre l'âme juste avant de commencer à devenir gênant pour nous, dans notre virage vers le nord. Quelques courtes heures de calme nous signalèrent alors le passage au-dessus de nos têtes du cœur de la petite dépression qui régnait ce jour-là dans le coin et puis le vent revint, par le sud enfin, en pleine nuit, avec la bonne claque dans le dos habituelle de ces parages, nous laissant cependant assez de marge de manœuvre pour ne pas craindre d'aller nous fracasser sur le rivage agressif de la péninsule de Taitao. Une fois passé le Cabo Raper, qui marque la sortie véritable du Golfe des Peines, et signalé notre position au gardien de phare, nous établîmes au petit matin les trinquettes jumelles, comme pour une transatlantique dans les alizés et filâmes vers le nord à bonne vitesse, utilisant au maximum cet épisode de vigoureux flux du sud, si précieux au voyageur remontant vers Chiloé. Point de mal de mer dans cette configuration où le vent local et la grande houle pacifique se combinaient harmonieusement pour nous offrir quelques beaux surfs et une unique déferlante d'avertissement qui inonda le cockpit et trempa mon homme jusqu'aux coudes …. Il fut en conséquence décidé par l'équipage de fermer les aérateurs de pont pour la suite de la journée, mais les choses s'apaisèrent progressivement. La seconde nuit se fit suave, ainsi que la journée suivante, que nous mîmes à profit pour nous rapprocher un peu de la terre, sans décider franchement si nous allions continuer notre échappée belle au-delà du troisième jour ou faire une ultime pause avant de rejoindre la civilisation.
Le cosmos en décida pour nous, tranchant clairement dans le vif de nos hésitations. Le vent devenait erratique, menaçant le calme plat et une nuit de moteur ne nous aurait pas positionné avantageusement pour aborder la Boca Del Guafo, déversoir du Golfe de Corcovado, en ces périodes de grande marée, avec le retour inéluctable du vent du nord qui allait de nouveau s'opposer à notre progression. Par ailleurs, la ligne de traine qui avait rapporté une belle sierra le second jour s'agitait de nouveau et me donnait des émotions fortes par des mouvements de plongée et des soubresauts dans la main qui réveillaient en moi des souvenirs de thonidés de belle taille. Mais il n'y a pas de thon au large de la Patagonie, l'eau est trop froide ! Malgré cette certitude, c'est bel et bien un thon de six kilos que nous sortîmes d'une eau dans laquelle cinq minutes auparavant, j'avais vu nager des pingouins. Je me disais que l'un des deux s'était égaré et je m'apprêtais à blâmer encore une fois l'homme et le réchauffement climatique pour cette anomalie, jusqu'à ce que je commence à dépecer l'animal et lui trouve, sous la peau et au cœur du muscle, une graisse révélatrice d'une aptitude à nager en eaux froides! Il s'appelle Thon Elégant (Allothunnus Fallai), il nage dans les océans de hémisphère Sud, entre 20°S et 50°S, il est savoureux et j'ai cru comprendre que c'est le poisson le plus riche en oméga3 du monde. On en apprend tous les jours.
Nous nous retrouvions donc avec un atelier de conserverie à conduire jusque tard dans la nuit pour ne pas perdre tant de belle chair savoureuse, plus un stock inégalé de tripes et têtes de poisson disponibles pour la pêche au casier, qui ne peut se faire qu'à l'escale. Le pronostic météo annonçait pas de vent pour la nuit. Les Iles Chonos nous faisaient coucou sur tribord, il suffisait d'un petit coup de barre pour s'engager dans le plus proche canal inter-iles et se diriger vers une indentation prometteuse d'abri. Quatre-vingt heures et deux-cent-soixante-sept milles après notre sortie de prison, nous jetions l'ancre à nouveau.
Commentaires