Un avitaillement un peu surdimensionné (après la lecture d'une nouvelle de Francisco Coloane) combiné à une pêche fructueuse a fait l'affaire. Nous avons réussi à atteindre Puerto Eden et en revenir sans manquer de protéïnes. Ouf. Le jambon mis à sécher avant notre départ de Castro et qui dandinait au bout de son crochet dans la coursive est resté intact plus de six semaines, Ariel s'étant promis de faire goûter sa production à nos amis kawésqar (1). En matière de protéines aquatiques, la division du travail règne comme toujours à bord de Skol : la capitaine pêche à la ligne et le capitaine pêche au casier. J'examine les cartes marines avec une attention particulière aux tombants de plateaux continentaux et Ariel, lui, examine les rives de nos abris en cherchant les éclats de carapaces ou des morceaux de pinces. Chaque prise fait l'objet d'une entrée dans le journal de bord. « Puerto Franscisco, excellent abri, 20 tourteaux en trois jours ». « Caleta Point Lay, bonne eau douce à la cascade, 7 tourteaux ». « Calera Colombine, fond de bonne tenue, 9 centollones ». « Caleta Playa Parda, des williwaws, 1 centolla ». Notre journal de bord des canaux de Patagonie ressemble à un Guide Michelin des Crustacés. Comme Ariel le dit justement : Mine de rien, le petit casier acheté une bouchée de pain à Lorient a fait du chemin !
En arrivant à Puerto Eden, mon homme se pourléchait les babines à la perspective des ventripotées de centolla locale auxquelles il allait pouvoir s'adonner. La centolla, le king crab, ou crabe géant, ressemble plus à une araignée de mer préhistorique monstrueusement hérissée de piquants qu'à un tourteau. Nous avons un peu de mal à la pêcher car notre casier est trop petit pour les vrais adultes d'un mètre d'envergure et nous relâchons toujours les jeunes. Les pêcheurs artisanaux de Puerto Eden font ça bien mieux que nous, avec leurs casiers géants, leur connaissance du terrain et une sorte de dérogation bienveillante en ce qui concerne la saison légale de pêche. Invité par Aliro-le-vieux à l'accompagner dans sa tournée, Ariel a pu constater que, bien qu'on soit supposément à une période où l'espèce migre vers les grands fonds, à plus de quatre-vingt mètres, pour se reproduire, il en reste assez pour que le relevé des casiers tous les trois ou quatre jours donne de belles prises. La main d'œuvre d'égrenage du lendemain est rémunérée en portions de chair fraiche, dont la saveur est incomparable avec celle de la chair congelée ou mise en boite. Inutile de dire que nous aurons du mal, après ça, à acheter au prix fort un produit qui ne ressemblera que de loin à celui que nous connaissons. C'est l'ennui des circuits courts, ça (ré)éduque le palais au goût des bonnes choses ! On ne se lasse jamais d'une bonne mayonnaise maison avec ce crabe au gout très fin accompagné d'un avocat mûr à point et d'une tranche de pain au levain traditionnel du bord. Il y aussi le risotto de crabe, le cake au crabe et les ressources infinies de la créativité culinaire.
Le chemin du retour nous a permis d'enrichir nos tablettes de quelques fameux lieux de pêche en plus de ceux repérés à l'aller. A St Quintin où nous sommes restés trois semaines, il a été nécessaire d'adapter la stratégie de placement après avoir compris que la loutre est peut-être assez futée pour attraper les crabes dans leur phase d'approche du casier, avant qu'ils ne s'y piègent. Lorsqu'elle avait repéré la petite bouée elle plongeait répétitivement à cet endroit ! C'est pour ça que le casier remontait vide la plupart du temps, alors que la zone, nous le savions, était riche de beaux tourteaux nourris grassement à la chair de baleine. Le clou de cette route des crabes, en vérité, a été notre ultime escale avant Chiloé, dans une caleta au doux nom d'Amita, située dans le nord des iles Chonos. Grâce aux restes du thon dont l'odeur s'aggravait chaque jour plus, comme se doit toute bonne boëtte, c'est deux fois par jour que mon homme jubilant remontait un casier débordant de tourteaux. A tel point qu'il nous a fallu prendre des mesures drastiques de gestion de l'abondance. Premièrement, rehausser la taille minimale de capture à quinze centimètres (2). Deuxièmement, improviser un « vivier » pour stocker dans des conditions optimales l'excédent de pêche au-delà des repas quotidiens, afin d'accumuler assez de prises pour pouvoir lancer une conserverie.
La gestion de l'abondance a donné lieu à un nouveau débat à bord. Je culpabilisais de me trouver moi-même en flagrant délit de surpêche mais Ariel ne voulait rien savoir ! (3). Après tout, le tourteau n'est pas une espèce menacée. Sa chair est moins réputée que celle de la centolla, et le travail d'égrenage plus fastidieux (4). Et puis mon gourmand compagnon me répétait chaque jour qu'on ne sera pas toute notre vie dans cette région ! Ainsi furent balayés mes scrupules, non sans mal.
Après sept jours de bombance - et de travail- nous étions prêts à conclure notre merveilleuse expédition de quatre mois, repus d'aventures et les fonds chargés de bocaux de chairs savoureuses. Un nouveau passage de vents du sud nous invitait à lever l'ancre pour rejoindre Chiloé, où nous attendait la civilisation avec ses bienfaits et ses contrariétés.
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Il en restait même un dernier petit bout au retour à Castro, qu'Ariel a fait goûter au boucher !
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La taille minimale de capture au Chili est de 12 cm. En France elle est de 13cm en Atlantique et 14cm en Manche et Mer du Nord. Les plus grosses captures d'Ariel cette année mesuraient 20cm de carapace. Peut-être sommes-nous limités par la taille de la goulotte du casier...
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Pour des raisons écologiques - circuit court et préservation de la réserve - je professe que la centolla ne devrait être consommée qu'à proximité des lieux de pêche. En plus, c'est là que c'est bon.
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Pour un palais aguerri comme le nôtre, un tourteau frais et plus savoureux qu'une centolla congelée mais le marketing ne le dit pas.
Bon appétit bien sur !
Quelle régalade vos aventures !!!
Des bisous gourmands,
Lolotte
Rédigé par : Lolotte de Loc | 23 juillet 2017 à 20:50
"...des mesures drastiques de gestion de l'abondance" + "sept jours de bombance", voici des phrases qui font plaisir à lire.
Mais oui, quelles régalades vos aventures, et ça met l'eau à la bouche.
Bises à vous deux,
Micky
Rédigé par : Michel Fromm | 24 juillet 2017 à 01:12
je te trouve resplendissante!
Bonne continuation...
Rédigé par : patricia | 26 juillet 2017 à 14:39
@ Lolotte : Merci, il faut bien des compensation à la privation de certaines douceurs françaises, non?
@ Mitch : Réjouis-toi, réjouis-toi. Ensuite viennent les histoires moins drôles!
@ Patricia : Pourtant je suis mal coiffée! Donne des news de ton aventure à toi, aussi.
Rédigé par : Isabelle | 26 juillet 2017 à 18:21