Ils avaient l'âge de mes enfants, jeunes adultes encore en tâtonnement pour trouver leur juste place dans le monde, et ils parlaient d'un projet dans lequel j'avais vu mes propres parents se lancer, quand j'étais gosse. Le souvenir des rais de lumière traversant la poussière de contreplaqué, le son du marteau sur la tête des clous et l'odeur particulière, presque caramélisée, de la colle que papa utilisait à l'époque sont remontées par bouffées de mon enfance quand j'ai compris ce que ces deux jeunes chiliens allaient faire. Depuis un an, Pablo et Natcha (1) ont fait naître au chili, renaitre au monde moderne, la construction artisanale de ces petits voiliers destinés aux enfants qu'on appelle Optimists. Il y a pourtant bien longtemps que la construction en contreplaqué de ma propre enfance a été abandonnée au profit du plastique, plus léger aux bras juveniles, plus performant en régate, plus facile à entretenir pour les écoles de voile. Mais ces deux-là, par la magie de leur rencontre amoureuse, se sont lancés dans l'aventure de la construction en bois. Pablo a quitté la fabrication de meubles à laquelle sa formation de menuisier le destinait pour se risquer à fabriquer des bateaux, parce que Natcha brûlait d'impatience de fonder son école de voile. L'Optimist, était idéal pour débuter. Les plans et instructions étaient disponibles sur internet et sa simplicité de forme permettait de l'envisager comme une étape d'apprentissage. Le jeune homme fourmille de projets de construction de bateaux plus grands, plus complexes, projets dont il parle avec gourmandise comme autant de manières de découvrir les différents aspects de la construction navale, jusqu'à peut-être, un jour, concevoir lui-même des formes de coques ou des méthodes de construction. Et pourquoi pas ?
Natcha et Pablo disent que nous sommes un peu les parrains de Casa Bote. Les encouragements que nous leur avons prodigués l'an dernier auraient été l'impulsion dont ils avaient besoin pour se jeter à l'eau. J'ai en effet souvenir que nous avons partagé avec eux notre propre réflexion sur la création d'une école de voile sur le site même qu'ils avaient choisi. Site parfait, niché au cœur d'un archipel très protégé, offrant des espaces de navigation variés où nous-mêmes avons un temps fantasmé d'enseigner non pas la voile légère sur voiliers dériveurs monoplace ou biplace, mais plutôt la petite croisière, sur des voiliers habitables (2). Et puis, bien sûr, j'ai aussi mentionné l'aventure de mes propres parents qui, dans les années 70, construisaient quelques optimists dans le salon de leur maison pour l'école de voile que maman voulait fonder. Exactement. Deux projets imbriqués l'un dans l'autre, tissés de passion et de coopération. Autrefois, c'est ma mère qui renonçait à d'autres aspirations pour créer l'école de voile, se rapprochant ainsi de la passion de son homme architecte naval. Cinquante ans plus tard et à l'autre bout du monde, sous mes yeux, c'est Pablo qui adaptait son projet professionnel à la passion de sa belle. Evidemment, ça m'a touchée. Alors depuis, je garde un œil sur leurs progrès. Evidemment ça les a émus qu'on soit à leurs côtés pour la mise à l'eau en fanfare des deux premiers-nés, construits chez eux, avec la participation des parents des futurs élèves de l'école de voile.
Depuis cette première expérience de l'été dernier, le projet de Pablo a retenu l'attention de quelques décideurs, dirigeants d'écoles ou présidents d'associations, qui l'ont engagé pour conduire d'autres chantiers de construction d'optimists dans la région. Natcha l'assiste dans ce rôle à chaque fois qu'elle peut, il faut dire que l'un des projets consistait à mener pas moins de cinq chantiers simultanés. Et pourquoi pas ? Pendant ce temps, la petite école de voile de Chiloé se développe doucement, en s'enrichissant d'autres bateaux, récupérés ou donnés. Quelques optimists en plastique sont venus compléter ceux en bois, d'autres dériveurs pour adolescents et adultes élargissent le programme et envahissent le jardin de Casa Bote. Pablo, qui ignorait tout de la navigation quelques semaines auparavant s'implique dans l'encadrement des stages aux côtés de sa belle. Et pourquoi pas ? Leur enthousiasme et leur foi dans l'étendu des possibles ne cesse de m'étonner, parfois de m'effrayer un peu quand je songe aux responsabilités qu'ils prennent et au niveau d'impréparation avec lequel ils osent s'engager dans des voies complexes (3). Même confrontés aux premières difficultés de leur entreprise, ils continuent à rêver loin et vivent chaque petit pas en avant comme une grande victoire.
L'école mobilise pour le moment essentiellement un public « santiaguino », en vertu de l'image élitiste des loisirs nautiques au chili. Il sera plus difficile de convaincre un public véritablement « chilote » souvent plus modeste économiquement. Et pourtant, le projet de cette école est bien, officiellement, de raviver une tradition de la voile qui existait autrefois dans l'archipel, à l'époque où les liaisons inter-îles étaient assurées par les chaloupes chilotas à vieux gréement. Convaincre les jeunes chilotes d'adopter comme loisir une pratique qui était un outil de travail contraignant pour leurs grands-pères, abandonné par leurs pères au profit de la vitesse motorisée, celle qui permet désormais de s'affranchir des caprices de la météo : un défi qui risque de les tenir en haleine quelques années !
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Natcha et Pablo sont un des types de « santiaguinos » envahisseurs de Chiloé. Issus de familles bourgeoises citadines, éduqués et multilingues, ils sont tombés amoureux de l'ile et tentent d'y assouvir leur quête d'une vie alternative.
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Notre idée venait d'une observation des pratiques de la voile habitable chilienne, qui nous donnait envie de partager notre expérience afin qu'ils puissent mieux jouir du formidable territoire navigable dont ils disposent.
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Par exemple, trois gamins ayant montré de la curiosité pour la régate ont été illico inscrits à une compétition de niveau national programmée pour une fois dans le sud du pays, sur un des grands lacs. Quelques jours avant l'épreuve, les mômes ne savaient toujours par comment arrêter leur esquif sur une ligne de départ ! Ils ne savaient même pas encore que s'arrêter était essentiel, et difficile, car il n'y a pas de freins sur un voilier. Mais rien n'aurait fait renoncer Natcha à cette aventure, même un peu dépassée par son audace. Moyennant quoi, elle a ainsi titillé la Fédération Chilienne de Voile avec les débutants montés sur ses petits bateaux artisanaux que les autres enfants, aguerris aux circuits de compétition, regardaient avec un intérêt mêlé d'incrédulité « ça existe, des optimists en bois ? ». Face à l'apparition de ces curiosités dans le paysage chilien, la « fédé » envisagerait de réserver désormais un parcours à part pour les « optimists traditionnels », parcours qui pourrait d'ailleurs se convertir en terrain de jeu . J'ai fourni avec plaisir l'argumentaire ad'hoc : « on développe aussi bien son habileté à manier le bateau en poursuivant un pirate pour lui dérober son drapeau ou lui lancer une balle qu'en tournant autour de trois bouées ». La jeune femme, qui a grandi auprès de l'école de voile lacustre de son papa, puis a parachevé sa formation de monitrice en France, défend l'idée d'une école de voile qui serait autre chose qu'une machine à fabriquer des champions et fait face aux autorités sportives la tête haute. Voilà qui est plaisant à notre époque ultra compétitive.
C'est tout simplement génial !
Rédigé par : michel fromm | 22 novembre 2017 à 15:12
@ Mitch : Sorpresa te da la vida !
Rédigé par : isabelle | 24 novembre 2017 à 17:36