Après notre traversée-éclair du Golfe des Peines, et même en ayant pris quarante-huit heures pour nous remettre de nos émotions, il a semblé que l'heure n'était pas venue de rejoindre Puerto Eden directement. Nous n'étions pas encore en manque de contacts humains, ni de provisions. Habités de la douce certitude de revoir bientôt nos amies kawésqar, nous pouvions nous accorder un petit détour de plus dans leur territoire. Cette fois-ci Ariel rêvait d'explorer l'ouest du canal Messier et non plus le côté des glaciers, il rêvait même de faire le tour complet de l'ile Wellington, parce qu'au coin sud-ouest, là où l'ile s'approche le plus de l'océan, se trouve le canal Picton et le lieu de naissance de Gabriela (1). Plus modestement, parce que nous découvrons dans nos réserves quelques cartes bien détaillées et que la météo s'annonce paisible pour quelques jours seulement, nous nous contenterons du tour de Little Wellington. Une fois encore, quitter les routes fréquentées par les cargos et jalonnées d'abris bien répertoriés nous procure le pincement de la prise de risque en même temps qu'une grande goulée de liberté. Une fois encore, nous tâtonnerons chaque soir dans des recoins incertains, pour en comprendre les fonds et le niveau de protection, et choisir notre amarrage pour la nuit (2), au lieu de nous engager dans une caleta minutieusement décrite par nos prédécesseurs, voire dans une caleta que nous avons déjà fréquenté.
Les conditions de navigation suaves et des étapes volontairement courtes nous laissent loisir de rêvasser, face aux paysages, imaginant comme dans un jeu toutes sortes d'emplacements où auraient pu se trouver des campements pour Gabriela et les siens, avant leur sédentarisation à Puerto Eden. Nous repérons des anses protégées (3), les abords en pente douce d'une rivière, les enrochements débordants de moules. Nous imaginons la tribu-famille profitant de ces belles journées de printemps pour vaquer aux activités d'extérieur, récolter dans l'eau les coquillages et les algues, cueillir sur le rivage les herbes aromatiques, médicinales, ou les joncs destinés à la vannerie, et parfois chasser. La saison n'est pas encore assez avancée pour les petites baies d'été. Le calafate est seulement en fleurs et les autres arbustes ne portent que des embryons de fruits (4). Après le beau temps la pluie reviendrait, inévitablement, et avec elles les longues journées passées sous la tente de peau, au coin du fogon. Il y a quelques décennies encore, ce mode de vie perdurait et certains aspects perdurent dans le quotidien de la poignée d'indigènes qui vivent encore à Puerto Eden. (5)
Nous aurons le plaisir intense de partager nos observations et nos rêveries avec Gabriela quelques jours plus tard, évoquant avec elle notre cheminement et nos étapes, nous intéressant à la manière dont eux-mêmes s'orientaient dans ce territoire complexe et comment ils nommaient les lieux, sans carte et sans écriture. Dans cet échange, nous apprendrons que le canal Fallos, où nous avons circulé deux jours, est le seul de la zone dont le nom conserve aujourd'hui quelque chose de son origine kawésqar. Tous les autres éléments de ce paysage incroyablement découpé ont été (re)nommés par des italiens, des anglais, des français, des espagnols, des allemands, sans égard pour leur nom indigène. Il y a quelques temps, nous raconte-t'elle, un géographe est venu recueillir de la bouche des derniers kawésqar tous les noms de lieux encore en usage dans leur langue, mais il n'a pas réussi à convaincre les autorités de débaptiser les canaux et les iles (6). Nous laissons ensemble le silence planer sur ce constat de l'impuissance des gens bien intentionnés à rendre justice à son peuple, à son histoire.
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Mais la taille de Wellington ferait d'une telle virée hors-piste un projet à part entière qu'il aurait fallu préparer méticuleusement avant de quitter les réseaux internet. Etude des cartes, survol par photos satellites, identifications d'options multiples, niveau de préparation que nous n'avons fourni que pour nos déambulations dans les Chonos.
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La liste des abris aux noms de vins s'allonge, il faudra qu'on la publie un jour.
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Les critères d'un bon abri de campement accessible en canoé ne sont pas les mêmes que ceux d'un bon amarrage pour voilier, mais certains endroits conviennent aux deux besoins.
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Nous trouverons nos premiers fruits mûrs un mois plus tard, mais l'Apio sylvestre est déjà revenu dans notre diète quotidienne depuis plusieurs semaines.
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Gabriela et Pancho en sont les derniers témoins vivants. Raùl, Nelson et Maria-Isabel sont nés après la sédentarisation. Tous les autres sont partis vivre sur le continent.
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Sans doute cela risquait-il de froisser la mémoire des explorateurs-cartographes ou les descendants des personnages illustres à qui ceux-ci rendaient hommage. Même Augusto Pinochet a une ile à son nom dans ce coin, mais comme il est arrivé un peu tard dans l'histoire, il n'a eu droit qu'à un petit ilot ridicule et pelé, à se demander si le cartographe ne se moquait pas de lui !
Fallokstay est la transcription aproximative du nom kawésqar du canal qui porte maintenant le nom de Fallos.
Rédigé par : isabelle | 23 décembre 2017 à 20:19